Accueil Magazine N° 26 Automne/hiver 2017 Le karma, force impersonnelle ou châtiment ?

Le karma, force impersonnelle ou châtiment ?

PARTAGER

Dans ce magazine, nous nous attachons à mettre en pratique l’enseignement du Bouddha qui dit : ne croyez rien, expérimentez vous-même, c’est ce que nous voulons faire en abordant la question du karma.

Tout ce qui est dit ou écrit ci-dessous, y compris les paroles mêmes du Bouddha doit être vu comme une proposition de réflexions et non comme une vérité révélée et absolue que l’on voudrait imposer aux autres.

D’abord la définition du karma (en sanscrit ou kamma en pâli) est simple : l’acte, l’action sous toutes ses formes. C’est aussi une notion désignant communément le cycle des causes et des conséquences liées à l’existence des êtres sensibles. Il serait alors la somme de ce qu’un individu a fait, est en train de faire ou fera. Tout acte (karma) induit des effets qui sont censés se répercuter sur les différentes vies d’un individu, formant ainsi sa destinée.

Le Bouddha dit que nous sommes les héritiers de nos actes. Autrement dit, tout acte entraine des conséquences. Cela parait logique, pourtant en Asie, il y a des gens qui refusent l’idée du karma, pourquoi ? parce qu’il est généralement perçu comme une condamnation. Ainsi, dans son livre Rencontres avec des femmes remarquables, Martine Batchelor donne la parole à une jeune coréenne handicapée qui lui déclare :

« Les bouddhistes coréens pensent souvent que si quelqu’un est malade, handicapé ou a de graves difficultés, c’est à cause de mauvaises actions commises dans une vie antérieure. On se culpabilise d’être infirme : par conséquent beaucoup de personnes handicapées n’aiment pas le bouddhisme. Parmi la population handicapée de Corée, il y a un rejet évident du bouddhisme à cause de la théorie de la rétribution karmique. »

Elle ajoute qu’en Corée, 95 % des personnes handicapées se tournent vers le christianisme.

En Inde, les Dalits (un mot qui signifie les opprimés) font l’objet de mépris et de violences parfois extrêmes de la part des autres membres de la société hindoue, car ils sont « hors castes », supposés être nés « impurs », « intouchables », à cause de leur mauvais karma, autrement dit, à cause de mauvaises actions qu’ils auraient commises dans d’autres vies. (Voir une vidéo).  Suivant l’exemple de leur leader, le Dr Ambekkar, les Dalits se convertissent en masse au bouddhisme, mais rejettent la notion de karma-châtiment individuel qu’ils y retrouvent.

Dans son livre Le Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel dénonce fermement l’interprétation simpliste de la société hindoue. Ci dessous quelques extraits de sa plume sur ce sujet et qui sont tout aussi pertinents et actuels que lorsqu’elle publie ce texte en 1911:

« Toute manifestation est engendrée par des causes antérieures et donne, à son tour naissance, à de nouvelles manifestations.» La formule est simple, limpide et ne paraît pas devoir  entraîner des développements bien compliqués. Il en est, en  effet, ainsi si l’on se borne à poser un principe général sans  chercher à entrer dans le détail de ses applications particulières.  La difficulté surgit lorsque l’on prétend suivre la marche de la loi de Causalité à travers le réseau emmêlé des actions et des réactions ; elle devient insurmontable si l’on prétend la faire entrer dans le cadre d’idées religieuses ou morales et l’asservir à  celles-ci. »

« Il est, toutefois, à remarquer que les plus anciens ouvrages du canon orthodoxe parlent peu du Karma. La façon rigoureuse dont l’enseignement originel soutenait les théories de la non-personnalité et de l’impermanence ne lui permettait  pas de tirer de la loi de Causalité une notion de rétribution morale individuelle, celle-ci exigeant comme base logique la permanence d’une personnalité consciente. »

« La vie ne comporte pas une série  d’événements posés les uns à côté des autres, elle est un tout, un mélange où toutes les causes et les effets s’enchevêtrent. Nâgasenâ ne l’ignorait point et c’est ainsi qu’en dehors de la part qu’il attribuait à l’action directe du karma individuel, il  était conduit à envisager le karma familial, celui de la race ou, pour nous exprimer en termes modernes, les influences  héréditaires et ataviques, en même temps que les effets de  l’éducation.

Ceci n’explique point l’action d’une équitable rétribution donnant à nos actes une sanction morale par les fruits que nous en récolterons en d’autres existences ou, à l’inverse, nous assurant que les circonstances heureuses ou pénibles de notre vie présente sont l’aboutissement de l’œuvre à laquelle nous avons personnellement travaillé dans l’infini des temps passés.

Cette dernière idée ne doit pas se chercher dans le Bouddhisme. Elle ne s’y trouve point. Lorsqu’il nous semblera l’y rencontrer, nous pourrons nous dire, en toute certitude, ou que nous nous trouvons en face d’un enseignement en désaccord avec la doctrine originelle, ou que nous saisissons mal la  signification d’un passage obscur, prêtant à l’équivoque.  

Il ne peut y avoir place pour une justice distributive personnelle, pour une rétribution directe et individuelle, dans une philosophie qui nie la permanence et la réalité substantielle de la  personnalité.  

Karma, dans l’acception populaire de balance des récompenses et des châtiments, ou suivant celle que certains Théosophes ont acclimatée en Occident, est un non-sens au point de vue bouddhiste. »

Quelles sont les conséquences de l’association de la loi de causalité à celle de « rétribution du bon » et de la « punition du méchant ». Nous l’avons vu au début de cet article : une condamnation des personnes handicapées, une violence inouïe envers les intouchables, une indifférence envers les épreuves des autres. En bref, un total manque de compassion.

Dans son livre Voyage en pays d’éveil et de sainteté, dans le chapitre où elle aborde les relations entre karma bouddhique et grâce Divine chrétienne, Michèle Michael s’interroge : « La loi de causalité est associée à l’idée d’intention, il n’y aurait karma, c’est-à-dire, dans cette optique, de conséquences personnelles en bien ou en mal que s’il y a une intention à l’acte, intention soit mauvaise soit bonne, soit neutre. Quel est ce ‘moi’ qui a une ‘intention’ ? Existe-t-il un ‘moi’ véritablement séparé des autres et dont les actes auraient une incidence sur lui et pas sur les autres ? Que l’on soit animé ou non d’une intention consciente, tout ce que l’on fait, pense et dit n’a-t-il pas une incidence sur nous-mêmes et sur les autres, et, réciproquement, ce que font les autres n’a-t-il pas une incidence sur nous ? »

et aussi :  » Si le karma était réellement une loi de récompense et de châtiment comme on l’affirme généralement en Asie, les êtres humains ne devraient-ils pas apprendre et s’améliorer et, globalement, le monde ne devrait-il pas devenir meilleur ? Si l’on regarde les guerres qui ont jalonné le XXème siècle, peut-on dire qu’il l’est ? Les êtres humains sont-ils plus tournés vers une quête spirituelle qu’il y a deux mille ans ? Cela ne paraît guère être le cas, bien que l’on s’efforce toujours de croire que demain, si nous mettons en œuvre tel ou tel processus, on ira forcément vers un mieux. Il y a certes une diffusion d’idées humanistes, mais ces idées viennent d’Occident, justement parce que la notion de karma rétributif n’y existe pas. »

Au Cambodge, l’association « Pour un sourire d’enfant« , a été créée par un couple de français afin de venir en aide aux enfants qui survivaient sur la décharge de Pnom Penh et qui, en plus, étaient victimes de toutes sortes de violences. Le pays a été dévasté par les crimes de masse commis par les khmers rouges. Les enfants se voyaient reprocher leur misérable situation et le poids de ce passé sanglant au nom du karma. Heureusement, ces deux Français ne se sont pas souciés du karma et leur action a changé du tout au tout la vie de ces enfants.

Il ne s’agit pas de nier la loi de la causalité : une action entraine des conséquences, mais de questionner l’interprétation simpliste qui a encore trop souvent cours et qui justifie l’immobilisme face à la souffrance des autres « puisque c’est leur karma ».

Maitre Chen Yen, originaire de Taïwan que nous avons présentée en relation avec le bouddhisme engagé raconte le déclic qui s’est produit en elle pour se lancer dans une action humanitaire de grande ampleur quand elle a été confrontée à l’action des chrétiens face à la souffrance :

« Trois nonnes catholiques vinrent lui rendre visite. Elles reconnaissaient que le Bouddhisme parle de compassion pour tous les êtres et que ses enseignements sont profonds. Toutefois, les catholiques construisent des hôpitaux, des écoles et des églises dans les zones les plus reculées pour aider les pauvres. « Qu’est-ce que fait le bouddhisme » lui demandèrent-elles ? et Chen Yen ne put répondre.

Les inégalités qui perdurent dans la société hindoue, l’inertie face à la détresse, tout cela plonge ses racines dans cette interprétation simpliste du karma.

Il est à remarquer que les personnes en Inde qui en méprisent d’autres et leur font violence en raison de leur caste, de leur genre, de leur position sociale ne semblent pas du tout se poser la question de savoir si elles-mêmes accumulent un « mauvais karma »…

Considérer la loi du karma dans son aspect impersonnel ne signifie pas que l’on puisse agir à sa guise sans conséquences. Alexandra David Neel le souligne : « Ce qu’il ne faut pas entendre dans le sens qu’il est indifférent que  nous commettions n’importe quels actes. Bien au contraire, le Bouddhisme  enseigne que l’on n’échappe jamais aux conséquences des actes commis. L’un des buts de la méditation bouddhiste est, précisément, en brisant la  notion étroite du « moi », de faire saisir, sous un acte plus large, le jeu  des actions et des réactions dans l’univers et la manière dont notre  « moi » impermanent y participe.« 

Les effets du changement climatique qui commencent à se faire sentir sur la planète entière ne sont-ils pas un exemple incontournable de l’aspect impersonnel de la loi de causalité ?

Ne devons-nous pas mettre en question  cette vision simpliste du karma qui voudrait que si quelqu’un (ou soi-même) subit une épreuve, c’est « son karma ». Le Bouddha n’a-t-il pas incité à cultiver la compassion à l’égard de toute souffrance, et de toute situation ? Souffrances et situations dont les raisons sont tellement multiples et enchevêtrées que l’on comprend sa mise en garde : Ce sera une chose difficile à comprendre que la loi de Causalité, l’enchaînement des causes et des effets… » (Mahâvagga)

 

Nov 2017 – Commentaire d’une lectrice

L’une de nos lectrice nous rappelle que la Déclaration Universelle des Droits Humains votée en 1948 par les Nations Unis (merci Eleanor Roosevelt) est venue de l’Occident et non d’un pays bouddhiste. Il en est de même pour les droits des femmes, des enfants, des minorités sexuelles ou autres, tous ces combats pour plus de justice et de respect de l’autre viennent de l’Occident et non d’un pays bouddhiste.

En effet, merci Nicole de nous le rappeler, l’Occident laïcisé, et non l’Occident religieux.