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La réincarnation

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Contrairement à ce que l’on s’imagine ordinairement en Occident, la croyance en la réincarnation n’est pas l’apanage de l’Inde. Nombreux sont les peuples qui croient à la réincarnation ou à toute autre forme de transmigration, des Chiites musulmans aux Africains, des Brésiliens aux Inuits, des Ainus au nord du Japon aux Arborigènes d’Australie…
Certains groupes chrétiens ont longtemps cru à la réincarnation, des musulmans l’ont abandonnée, d’autres musulmans l’ont adoptée. Les croyances peuvent naître et disparaître selon les pays et leurs différentes traditions culturelles. Il existe autour de la croyance fondamentale une grande variété de traditions subsidiaires portant sur la question de savoir qui se réincarne, par quel processus, comment une cause produit des effets à retardement sur les vies successives, etc.

Schopenhauer a dit : « Si un Asiatique me demandait de lui donner une définition de l’Europe, je serai forcé de lui répondre : C’est cette partie du monde qui est complètement dominée par l’illusion incroyable et scandaleuse selon laquelle l’être humain est un être sorti du néant , et dont la naissance est le début absolu. »
D’après Platon, Socrate parlait de connaissances accumulées d’une vie à l’autre comme d’une certitude absolue. « l’âme disait-il, étant donc immortelle, étant née de nombreuses fois, ayant appris des choses terrestres et des choses qui sont dans l’Hadès, et toutes sortes de choses, il n’y a rien dont elle n’ait acquis quelque savoir. Comment donc s’étonner qu’elle soit capable de se rappeler ce qu’elle a déjà connu, qu’il s’agisse de vertus ou d’autres choses… car la recherche et l’apprentissage ne sont que des réminiscences. »

À propos de réminiscences, si l’on ne croit pas en la réincarnation, comment expliquer les capacités extraordinaires dont font preuve certains êtres, que ce soit en matière d’art ou de capacités spirituelles ?

Il est certain que la réincarnation pose comme principe fondamental l’idée que l’être humain est autre chose que son corps physique. Si les êtres humains sont plus que des « choses », s’ils ont « quelque chose de plus », ce quelque chose peut-il survivre à la mort ? Les scientifiques occidentaux sont presque unanimes à rejeter l’idée de toute forme d’existence après la mort et nient qu’il soit possible d’en faire une étude scientifique.

Certains bouddhistes occidentaux, séduits par les seuls aspects rationnels du bouddhisme, ont tendance à penser que la réincarnation est un reliquat de l’hindouisme, un mythe qu’il faudrait voir comme une simple métaphore, les différents plans d’existence indiquant seulement des états d’esprit et des conduites à éviter.

Pour des raisons totalement différentes, en Inde , les Dalits, les intouchables qui se convertissent au bouddhisme rejettent l’idée de réincarnation et de karma, puisque c’est au nom de ces deux principes, vus de manière simpliste, qu’ils se voient condamnés sans appel par l’hindouisme à une vie de réprobation et de douleur.

La réincarnation est regardée de façon très différente par les peuples qui y croient, tantôt comme un processus nécessaire d’apprentissage, d’acquisition de compréhension et de sagesse au travers des épreuves de l’existence terrestre, tantôt, comme dans le bouddhisme et l’hindouisme, comme un emprisonnement dans le monde des sens par le désir et la peur. La manière dont ce cycle de constante renaissance est supposé s’arrêter est également regardé de façon très différente selon les cultures. Pour certains, ce sera par un jugement à la fin des temps, pour les hindous comme pour les bouddhistes, ce cycle de perpétuel recommencement ne prendra fin qu’au terme d’une quête spirituelle, l’hindou l’appelle Moskha, la libération du cycle des renaissances, et le bouddhiste, l’Éveil qui le libère de l’illusion du moi et donc de la renaissance de ce moi.

Dans la doctrine bouddhiste, en finir avec la constante renaissance dans le samsara est le motif même de la quête, c’est pourquoi nier cet aspect de la doctrine revient à priver l’enseignement du Bouddha de son essence.

Peut-on se contenter de penser que la réincarnation est une simple croyance largement répandue dans le monde en raison de l’attachement viscéral de l’être humain au monde des sens ? On pouvait en débattre il y a quelques dizaines d’années, chacun campant sur ses positions, mais entre temps un événement majeur s’est produit qui a modifié le regard que l’on porte sur cette question. Il s’agit des travaux de Ian Stevenson.

Pour beaucoup d’Occidentaux, la notion de réincarnation semble lointaine et bizarre ; elle est exclusivement liée dans l’esprit de certaines personnes au bouddhisme ou à l’hindouisme, au concept de karma punitif ou au transfert de l’âme dans un corps animal. Or je n’ai trouvé que rarement des preuves de cette théorie. D’ailleurs, beaucoup de peuples qui croient à la réincarnation ne l’associent pas à l’idée de récompense, de punition ou de transfert dans un corps animal. Tout enseignement selon lequel la réincarnation s’accomplit selon tel ou tel processus peut faire obstacle à une conception rationnelle de cette croyance et conduire à son rejet total. Les correspondants qui m’écrivent pour m’en expliquer le mécanisme ont à peu près autant à désapprendre que ceux qui la croient impossible. Ian Stevenson Préface « Les enfants qui se souviennent de leurs vies antérieures. »

Celui-ci a parcouru le monde entier, enquêtant sur des cas qu’il a décrits avec précaution comme «suggestifs » de la réincarnation. Il a passé plus de 40 ans à investiguer le paranormal et ses résultats de plus de 2 500 cas d’enfants qui se souviennent d’une vie antérieure fournissent sans doute le corpus de preuves le plus impressionnant recueilli jusqu’ici sur l’existence de quelque chose en l’être humain qui peut traverser l’oubli de la mort.

Il faut souligner la minutie des enquêtes menées par Stevenson et son équipe sur le terrain, digne bien souvent d’un travail de détective. Résumons ici une observation type : un(e) enfant, dès qu’il/elle commence à parler raconte qu’il/elle a déjà vécu et donne des informations sur cette existence. Les souvenirs peuvent être abondants et précis, incluant son nom et la description détaillée de sa famille ainsi qu’une histoire générale de sa vie. Dans ce cas, ils peuvent entraîner des démarches pour prendre contact avec la famille antérieure et l’enfant reconnait plusieurs personnes de son entourage, les lieux de son existence précédente et les objets de sa vie quotidienne. Il manifeste des sentiments d’attachement ou d’antipathie en accord avec sa situation antérieure. Ces souvenirs s’accompagnent d’une revendication d’identité qui parfois s’oppose à celle de l’existence présente et peut mener à des difficultés d’adaptation. La conservation des souvenirs est régie par les mêmes mécanismes que normalement : ce sont les plus fortement fixés par l’habitude et ceux qui sont liés à des relations affectives puissantes qui sont les mieux conservés.

L’ensemble de ces faits ne peut guère être expliqué autrement que par la persistance d’éléments psychiques organisés, constituant une personnalité identifiable, plus ou moins complète, capable même parfois d’imposer sa marque sur le corps de la nouvelle incarnation. D’évidence, les sujets de Stevenson sont mûs par leurs désirs, déterminés par l’ensemble des structures psychiques qui les constituent. Dans plusieurs cas qui se souviennent de l’état intermédiaire après la mort, la majorité semble se réincarner à la suite d’un désir immédiat et non réfléchi, le processus de renaissance s’effectuant lors d’une perte temporaire de conscience. Le net raccourcissement de l’intervalle entre mort et renaissance dans les cas de mort violente ou prématurée témoigne fortement en faveur de la puissance efficace du vouloir-vivre, surtout lorsque celui-ci est stimulé par le sentiment d’un « travail non terminé » suivant l’expression de Stevenson.

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À quel moment « cela » qui se réincarne occupe-t-il sa nouvelle demeure ? Le canon bouddhique tient que l’être intermédiaire, la conscience de renaissance, s’incarne au moment de la conception. La plupart des cas observés ne s’opposent pas à cette hypothèse, toutefois, d’autres possibilités semblent se rencontrer. Ainsi, l’abbé d’un monastère théravadin décédé un jour après la naissance de l’enfant de sa soeur à laquelle il apparut après l’accouchement se retrouva être son fils. Dans d’autres cas, le décédé meurt quand l’enfant dans lequel il va se réincarner a déjà plusieurs mois, voire plusieurs années. La nouvelle personnalité s’installe définitivement et sans concurrence, quelle que soit la période de la grossesse ou de la petite enfance où elle débute. Stevenson constate, à partir de cas réels observés, que tous les intermédiaires existent entre la possession psychique, temporaire, et la réincarnation complète et permanente survenant dès la conception.

À la question « Celui qui renait est-il le même ou un autre, le moine Nagasena fait, dans les écritures bouddhistes, la réponse devenue classique : « Ni le même ni un autre ». L’être du moment présent est héritier des êtres du passé, selon la loi de la causalité, mais il n’est pas identique à son ou à ses prédécesseurs.

Dans cette perspective, qu’en est-il des tulkous tibétains ? Nombreux sont les Tibétains qui croient que si le mourant est doué d’une volonté et de pouvoirs psychiques suffisamment puissants, il réussira à effectuer une réincarnation « en bloc » de son individualité, donnant ainsi naissance à un tulkou. On entend par tulkou au sens strict le corps d’émanation d’un être ayant atteint au moins la réalisation de la vacuité et l’acquisition du pouvoir de se manifester sous n’importe quelle forme. On applique aussi ce titre flatteur à la réincarnation d’êtres spirituellement moins accomplis. On distingue également des tulkous directs – dont le courant mental semble en continuité avec celui de l’être précédent et qui présentent des qualités spirituelles hors du commun – des tulkous « par bénédiction ». Ceux-ci seraient le résultat d’une sorte de greffe spirituelle sur le continuum mental d’un être présentant des dispositions favorables, choisi par le défunt pour continuer son oeuvre. Dans ce cas, la continuité spirituelle existe, mais le psychisme, le caractère, les souvenirs, etc. sont ceux d’une individualité différente.

Les cas étudiés par Stevenson montrent que le fait de se souvenir de lieux, d’objets ou d’événements appartenant à une existence passée ne signifie pas nécessairement un développement spirituel exceptionnel. D’ailleurs, il est notoire que, parmi les tulkous, certains ne sont pas toujours à la hauteur de l’être spirituellement évolué qu’ils sont supposés incarner.

Le principe des tulkous tibétains a commencé avec le fondateur de la lignée des Karmapas. On ne peut manquer d’évoquer le cas des deux Karmapas actuels, dont chacun est revendiqué par ses partisans comme le seul authentique. En France même, des centres relevant de la tradition Kagyupa sont antagonistes, car chacun « défend son karmapa », avec des débordements qui ne font que nuire au bouddhisme tibétain et au bouddhisme tout court.
Par ailleurs, comme les tulkous reconnus comme tels doivent grandir et devenir adultes avant de pouvoir à nouveau exercer leur charge, le temps de vacance du poste et donc de « régence » est propice à toutes les tentations. Plus le tulkou occupe un poste important, plus il risque d’être victime des ambitions et des intrigues de son entourage, c’est particulièrement le cas pour les Dalaï Lamas. Plusieurs sont morts très jeunes : le 9ème est mort à 10 ans, le 10ème à 21 ans, le 11ème à 17 ans, le 12ème à 19 ans. (voir la liste des Dalaï lamas). Voir aussi la bouleversante confession du tulkou de Kalou Rimpoche.

Pour ce qui est des êtres humains « ordinaires », les souvenirs de vies antérieures, au même titre que tout ce qui nous constitue physiquement et mentalement sont regardés par le bouddhisme comme des facteurs limitatifs et contraignants dont il convient de se libérer. Le but n’est pas l’identification, mais la dés-identification. Car tout ce à quoi on est attaché, consciemment ou inconsciemment, enferme dans l’existence. Dans l’hindouisme comme dans le bouddhisme, les vies antérieures ne sont pas un objet d’attachement ni de rêveries compensatoires et consolantes comme c’est parfois le cas en Occident dans l’élaboration de romans autobiographiques sous hypnose. Il s’agit de s’en libérer. Un terme pâli qui désigne la renaissance « punarupati » signifie littéralement : être opprimé à nouveau.

Ce n’est pas l’esprit immuable, inconditionné qui ne va ni ne vient qui transmigre, c’est le psychisme, capable de formes multiples et lieu d’identification illusoire qui transmigre. Le bouddhisme porte toute son attention sur la série muable des causes qui concourent à nous enfermer dans l’illusion, ainsi que sur les règles éthiques et les méthodes méditatives qui permettent de s’en défaire ; mais son insistance pragmatique, son goût expérimental, ne doit pas nous faire oublier que son efficacité dépend de ce que « tous les êtres possèdent la Nature de Bouddha ».

Le sujet étant très vaste, nous n’en avons effleuré que quelques aspects, il convient de lire les ouvrages de Stevenson et de se faire soi-même son opinion, sans rejeter ni accepter simplement parce qu’une tradition dit ceci ou cela.

Voir la vidéo d’un enfant qui se rappelle d’une vie antérieure :

Voir le film Manika, une vie après (tiré d’une histoire vraie en Inde)
Voir le livre de Alexandra David Neel : Immortalité et réincarnation
Voir Helena Blavatsky, la femme remarquable qui a popularisé l’idée de réincarnation en Occident.