Accueil Thèmes des numéros précédents Impermanence et Tradition

Impermanence et Tradition

PARTAGER

Dans le Mahâtanhâsamkhaya sutta, le Bouddha déclare :
Si, maintenant, vous connaissez ainsi et voyez ainsi,
irez-vous dire : « Nous honorons le Maître et, par respect pour lui, nous parlons ainsi ? »
– « Nous ne le ferons pas Seigneur. »
– « Ce que vous dites, ô disciples, n’est-ce pas seulement ce que vous avez vous-mêmes reconnu,
vous-mêmes vu, vous-mêmes saisi ? »
– « C’est cela même Seigneur . »

La valeur du bouddhisme, c’est son insistance sur l’expérience et la pratique personnelle de chacun. Ne pas attendre d’un maitre extérieur une transformation qui ne peut s’obtenir que par ses propres efforts. C’est ce qui a permis au bouddhisme de rester vivant et de porter les fruits que l’on connait : une guirlande de grands êtres éveillés au fil des siècles. Mais inévitablement, le bouddhisme s’est institutionalisé. Devenu une religion, il s’est installé dans des traditions et c’est devenu à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, puisque c’est grâce aux différentes traditions que les paroles du maitre sont parvenues jusqu’à nous ainsi que les compréhensions et les enseignements des éveillés qui l’ont suivi, sa faiblesse, car dans bien des pays d’Asie, le bouddhisme a récupéré des croyances locales, et s’est transformé, comme dans toutes les religions, en simples rituels (dénoncés, de son vivant, par le Bouddha) en vue d’obtenir une aide matérielle.

Le Bouddha était un révolutionnaire, il est né dans le monde du brahmanisme où le rituel était à la fois religieux et magique. Les rites sacrificiels que les prêtres célébraient jouaient un rôle central dans la religion de l’époque, à tel point que les divinités étaient considérées comme incapables d’aider les humains en l’absence du truchement essentiel que constituaient les sacrifices. Sidharta Gautama s’est fermement élevé contre ces rituels qui étaient à la base du pouvoir des prêtres et dont les fidèles étaient devenus totalement dépendants.

2500 ans après, les rituels sont revenus, parfois en force. Face à la vérité douloureuse de l’impermanence, le fidèle s’appuie sur la tradition, et celle-ci devient vénérée comme telle, comme un support dans un monde incertain. Dans la société occidentale aussi, la tradition est regardée comme source de sécurité, de valeur en soi. On en a vu un exemple frappant il y a quelques années, lors du passage à l’an 2000, quand l’Eglise catholique s’est glorifiée d’être la plus ancienne institution existante, la durée de l’institution étant en quelque sorte la démonstration de sa valeur. Or, on voit ce que cette institution est devenue, son histoire, les scandales qui la dénaturent, un dogme figé, des croyances dépassées. La tradition ne suffit pas à donner une valeur à quelque chose. En Inde, les castes sont antérieures à la naissance du Bouddha, les lois de Manou en expliquant l’origine divine. Cette tradition, bien que très ancienne, n’est certainement pas quelque chose de valable en soi. Ainsi tradition n’est synonyme ni de vérité ni d’authenticité. C’est ce que nous voulions rappeler dans ces quelques lignes.

La tradition nous apporte de précieuses connaissances, mais aussi des croyances, des imprégnations culturelles qui n’ont pas forcément de rapport avec les vérités bouddhiques. On associe bouddhisme et exotisme : Japon, Tibet, rituels chants, costumes, images. Des pratiquantes sont attirées par des formes d’une culture différente tandis que d’autres sont rebutées.
Et il y a aussi des pratiquantes attirées par le Dharma qui acceptent la forme dans un premier temps puis la dépasse comme Toni Packer (à qui nous rendons hommage dans ce numéro).

Le Dharma est éternel, ce qu’il énonce est une vérité indépendante du temps, la vérité de l’impermanence, de la souffrance et de la non substantialité du moi. Mais les formes que prend le Dharma pour être transmis sont en elles-mêmes impermanentes. Les rituels, les textes, les traditions, les costumes, les chants, tout est impermanent comme le sont les pays, les organisations sociales, les langues, les coutumes, les lois, les croyances, les modes de vie. Ainsi, tout le développement des arts japonais autour du zen s’inscrit dans l’histoire, il y a eu un avant, il y aura donc un après, comme pour toute chose. Dans le bouddhisme tibétain, les tulkus n’ont pas toujours existé et n’existeront pas toujours. Les pagodes couvertes d’or par les fidèles du sud est asiatique ont surgi de la terre il y a quelques centaines d’années, et tôt ou tard, elles disparaitront.

La vérité du Dharma est éternelle, mais ceux qui la transmettent ne le sont pas, y compris le Bouddha. Viendra un jour où, comme lui-même l’a annoncé, le nom même du Bouddha sera oublié, les lieux de pratique effacés, les textes perdus, mais le Dharma demeure et il sera redécouvert, par d’autres humains, (si l’humanité a encore un avenir), sur cette planète ou ailleurs.

Les quatre nobles vérités sont éternelles, le vinaya, (le code monastique) ne l’est pas, élaboré du vivant du Bouddha en réponse à des situations de l’époque et du pays, situations qui changeaient et qui ont amené le Bouddha à changer les règles à plusieurs reprises. Or, comme toute chose qui s’institutionnalise, il y a eu par la suite sclérose et pétrification. On s’attache à des aspects extérieurs, culturels. Si le Bouddha était encore vivant, ne changerait-il pas nombre de règles qui n’avaient de sens qu’à son époque, dans son contexte culturel ?

La tradition a deux faces, des conservateurs s’appuient sur elle si ils y trouvent de quoi justifier leurs positions, mais ils l’oublient quand c’est plus commode. Rappelons brièvement ici la tradition évoquée qui justifierait d’écarter les femmes de la pleine ordination, et de leur imposer des interdits qui n’existent pas pour les moines. Tradition manipulée qui « oublie » commodément des textes fondateurs prouvant que le Bouddha a accordé l’ordination complète aux femmes aussi bien qu’aux hommes.

En s’appuyant sur la tradition, on extrait des textes des passages qui, en dehors de leur contexte, n’ont tout simplement pas le même sens, ainsi il est fait référence dans les sutras au fait que le Bouddha ne refusait pas que ses monastiques mangent de la viande.
Cela ne veut certainement pas dire qu’il les encourageait à manger de la viande ou du poisson. En tant que renonçants, les monastiques devaient accepter ce qu’on leur donnait et peu de laïques étaient alors végétariens ; par ailleurs, il y a également des textes qui indiquent clairement que le Bouddha conseillait aux laïques bouddhistes de ne pas tuer d’animaux puisqu’ils avaient le choix de leur nourriture. Mais on oublie cette deuxième partie et on cite des textes en les pervertissant pour justifier le fait de continuer à manger de la viande parce que c’est une habitude et un plaisir gustatif dont on ne veut pas se priver.
Dans le code monastique originel, les vêtements des monastiques étaient supposés être constitués de haillons récoltés en mendiant. Tout cela n’existe plus, c’est devenu complètement ritualisé, il y a désormais dans le monde Théravada la coutume de « katina » (offrande de robes neuves aux monastiques une fois par an). Les monastiques étaient supposés vivre la vie « sans demeure », c’est-à-dire une vie sans attaches, ils étaient censés ne jamais demeurer au même endroit sauf pendant la mousson. Est-ce réalisable dans le monde d’aujourdhui ? Les monastiques sont désormais hébergés dans des monastères. Dans le Théravada, c’est encore la norme des saddhus indiens : vivre uniquement d’aumônes, tandis que chez les Tibétains et dans le Zen, les moines peuvent travailler pour subvenir à leurs besoins. Est-ce que cela change l’essence de l’Eveil auquel les uns et les autres aspirent ? Peut-être certaines règles sont-elles une aide et un soutien pour certains et un empêchement pour d’autres.

Les textes canoniques rapportent des exemples d’auditeurs devenus des éveillés simplement en écoutant le Bouddha exposer les grandes vérités de son enseignement. On admet qu’il s’agit là de quelque chose de peu probable, voire d’impossible, et qu’il s’agit d’une façon de présenter les choses qui appelle à la réflexion. Ces textes ne se souciaient pas de la vérité historique, mais de transmettre l’essence de l’enseignement. (On sait maintenant qu’il en a été de même avec les Evangiles et d’autres textes regardés comme sacrés).

Revenons à l’essence du Bouddhisme : l’expérience personnelle, seule la vérité d’un Dharma vécu peut survivre à l’impermanence. Les formes ont changé et elles changeront encore. Le bouddhisme qui prend racine en Occident se caractérise essentiellement par deux changements majeurs : les laïques ne veulent pas seulement soutenir la pratique des monastiques, mais pratiquer elles-mêmes, plus même, les laïques enseignent et ce sont de plus en plus des femmes. Le fait que les laïques enseignent et pas seulement les monastiques, c’est un changement important dans la transmission mais aussi dans les relations laïcat/monastiques. Dans la tradition bouddhique, les monastiques étaient en charge de la transmission du Dharma, en échange de quoi les laïques prenait soin de leurs besoins matériels. Désormais, l’accès aux écrits n’est plus réservé à une élite érudite. Les grands textes bouddhiques sont traduits et disponibles aussi bien dans des livres que sur internet.

Toutes sortes de changements font leur apparition dans le monde bouddhique occidental, mais aussi en Asie. En France, un courant s’est développé qui veut garder l’essence du Zen sans l’habillage culturel, « le zen occidental ». En Angleterre, la communauté Triratna a développé une pratique occidentalisée qui fusionne des éléments de plusieurs véhicules (yana). Aux Etats unis, Chogyam Trungpa a quitté sa robe tibétaine, s’est marié, s’est habillé à l’occidentale, et a incorporé des éléments d’autres traditions de sorte à adapter le Dharma aux demandes du monde moderne. Le vénérable Thich Nhat Hanh est le fondateur d’une nouvelle expression de l’enseignement du Bouddha, appropriée au monde actuel, qui s’applique de façon directe aussi bien aux laïques qu’aux monastiques. Un bouddhisme engagé qui n’oublie pas les drames du monde et qui offre à chacune et à chacun un guide de conduite éthique en phase avec les réalités de notre temps. Dans ce nouvel ordre bouddhiste, femmes et hommes bénéficient du même respect et de la même dignité. C’est nouveau dans le bouddhisme, comme la préoccupation pour l’environnement, le végétarisme comme règle de vie, une charte d’engagement pour les couples, une place pour les enfants dans les enseignements.

L’expression du Dharma change en effet, et pour le mieux. Il se produit aussi d’autres changements, qui ont un impact dans la société en général. Parallèlement à l’enracinement du Dharma en Occident, se développe un engouement pour l’outil essentiel du bouddhisme : la méditation, mais sans rapport direct avec l’enseignement bouddhique, la méditation vue simplement comme un moyen de se sentir mieux dans sa peau. On voit ce qu’est devenu le « yoga » en Occident ; ce qui, originellement, était une méthode de contrôle du corps et de l’esprit en vue d’atteindre « moksha », la libération, est désormais enseigné pour aider à la souplesse des articulations dans les maisons de retraite. La méditation est en train de suivre le même chemin.

En raison même de la loi de l’impermanence, il nous faut naviguer entre respect de la tradition et discrimination. Ne soyons pas prisonnières d’une vénération aveugle pour la tradition, mais n’acceptons pas un dharma dilué et déformé, comme Ayya Khema le rappelle : « le bouddhisme en Occident ne doit plus s’exprimer dans les langues étrangères asiatiques, mais dans les langues modernes occidentales. Il y a un discours du Bouddha appelé « l’exposition du non-conflit » dans lequel il explique que le Dharma doit être enseigné précisément dans la langue maternelle de chacun. On ne doit pas pourtant perdre l’essence de l’enseignement. Si on s’efforce de ne pas heurter les idées et d’être accepté par la société, on perd la grandeur et la beauté d’un idéal complètement libérateur. /../ On doit s’assurer que le Dharma est enseigné dans un seul but : l’obtention du Nirvana. C’est pour cela qu’on pratique, enseigne, médite dans la Voie du Bouddha. Il est important de garder à l ‘esprit cette ligne de conduite. Si on ne recherche plus le Nirvana, alors le Dharma devient du « psycho-dharma » ou de la philosophie, ou même une association de gens qui partagent les mêmes idées« . (Rencontre avec des femmes remarquables – Martine Batchelor)