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Les Dalits en Inde aujourd’hui – le retour du bouddhisme

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La vision du Dr Ambedkar

Il y a plus de 50 ans, en Inde, le Dr. Ambedkar a relancé avec un tel élan le Bouddhisme qu’il a amené des millions de personnes parmi les plus pauvres et les plus déshéritées du pays à suivre la voie bouddhiste. Alain Senauke pense que nous avons beaucoup à apprendre de cette aventure extraordinaire.

Dr.+Bhimrao+Ramji+Ambedkar+-+1946« Avec la justice de notre côté, je ne vois pas comment nous pourrions perdre notre combat. Ce combat est pour moi une source de joie … Pour les nôtres, ce n’est pas un combat pour le confort ou pour le pouvoir. C’est un combat pour la liberté. C’est un combat pour faire valoir notre droit à être traités comme des êtres humains. »

— Dr. B.R. Ambedkar, All-India Depressed Classes Conference, 1942

 

Souterraine, une révolution bouddhiste moderne est en cours au pays de Shakyamuni.

Elle concerne tous les indiens, mais est provoquée par les plus pauvres des pauvres, la caste des intouchables. On les traite de néo-bouddhistes, bouddhistes Dalit, Navayanists,ou Ambedkarites. Ces étiquettes qu’on leur colle les différencient des autres bouddhistes et pourrait laisser penser qu’ils pratiquent un bouddhisme inférieur au « vrai » Bouddhisme traditionnel. Un bouddhisme spécifique pour basses castes. Un étiquetage facilement adopté en Inde par les non-intouchables, ou tout ce qui touche aux intouchables est, par définition, « inférieur ». Bien sûr, il n’en est rien.

Dans les foyers pour enfants et les écoles de Nagpur, les modestes viharas, les bidonvilles à l’Est de Mumbaï et le quartier pauvre Dapodi de Pune (à 150km au Sud Est de Mumbaï), on entend les mélodies de chants palis, on voit certains étudier le Dharma ou d’autres méditer, aux côtés d’une image du Bouddha et d’une photo du Dr. BR Ambedkar, la poitrine ornée de guirlandes de fleurs fraîches. En voyageant en Inde pendant deux semaines, j’ai pu sentir, même dans les situations les plus sombres, la joie que trouvaient ces intouchables à connaitre le Dharma, à le pratiquer et à le comprendre.

Le Bouddha avait été clair : « …J’enseigne sur la souffrance et la fin de la souffrance … »

Pour ceux qui souffrent au quotidien, tout au long d’une vie, ce message est un espoir en lui-même.

Avant les conversions de masse, le nombre de bouddhiste en Inde était estimé à environ 200.000. En 2001, un recensement avait évalué le nombre de bouddhistes en Inde à environ 8 millions de pratiquants, dont plus de 90% faisant partie des intouchables. On estime qu’ils sont aujourd’hui environs 30 millions. Les communautés bouddhistes sont dispersées à travers le pays, nombre d’entre elles se trouvant dans l’état du Maharashtra, autour de Mumbaï.

 » Jai Bhim ! « . C’est ainsi que se salue les bouddhistes indiens. « Victoire à Bhim » ; un hommage permanent à leur libérateur, le Dr Bhimrao Ramji Ambedkar.

Ambedkar est né en 1891 dans une famille pauvre mais instruite de Mahars, la plus grande caste des intouchables du Maharashtra. Les intouchables sont exclus de nombreux aspects de la vie hindoue ordinaire. L’accès aux temples, aller à l’école , ou même simplement vivre dans les limites des villages ruraux, tout cela ne leur est souvent pas permis. Aujourd’hui, les nombreuses communautés Dalit différenciées par région, ethnie et sous-caste, restent en grande partie confinées à des professions telles que le dépeçage, la maroquinerie, le balayage, et l’enlèvement des ordures, des déchets humains ou des animaux morts. Ces emplois sont considérés comme des activités impures qui «polluent » les membres des castes supérieures. Cette «pollution» est d’autant plus inacceptable qu’elle est considérée comme contagieuse. C’est-à-dire qu’un membre d’une caste supérieure qui se «polluerait lui-même» en s’abaissant à pratiquer des activités réservées aux intouchables, polluerait non seulement lui-même, mais aussi ses proches. Bien sûr, cette «pollution» se produit également par le fait de côtoyer un intouchable. On comprend donc qu’ils soient en général particulièrement exclus, et tenus le plus éloignés possibles, tels des pestiférés, de la vie indienne ordinaire. L’appartenance à une caste se transmet de génération en génération, au sein d’une société dominée par la caste des brahmanes. L’un des devoirs des Indiens est de ne se marier qu’au sein de sa propre caste. Il est donc extrêmement difficile de s’extraire de sa propre caste, et plus encore, bien sûr, de celles des intouchables.

Heureusement pour le jeune Ambedkar, son père, qui avait servi dans l’armée indienne coloniale, lui a permis de devenir l’un des premiers intouchables poursuivant ses études dans une université indienne. Il ne s’est pas contenté d’être un pionnier de l’ouverture de l’éducation supérieure indienne. Il est parti étudier à l’étranger, aux Etats-Unis, où il a obtenu un doctorat de la Colombia University, et en Angleterre, où il a été diplômé de la London School of Economics, et où il s’est fait une place au « Gray Inn bar », une institution d’où sortent les grandes orientations du système juridique britannique.

À cette époque, un tel parcours était déjà exceptionnel pour un homme issu de la bonne bourgeoisie occidentale. Alors, imaginez vous ce que cela représentait pour un intouchable !
Malgré cela, il est difficile d’imaginer, pour nous occidentaux, même à la lumière de notre propre histoire du racisme, à quel point son retour en Inde a été marqué par le fait d’appartenir à la caste des intouchables. Bardé des diplômes les plus reconnus, une fois les pieds en Inde, le jeune Ambedkar, qui avait tout de même trouvé un travail dans le cadre des ses compétences acquises de par le monde, s’est retrouvé incapable de trouver un logement. Il lui était interdit de manger avec ses collègues de bureau, se voyait jeter les dossiers sur son bureau par des clercs craignant d’être « pollués » par sa condition d’intouchable…

C’est Ambedkar qui donné aux intouchables le nom de Dalits, ce qui signifie « ceux qui sont cassés en morceaux », décomposés en quelque sorte. D’autres appellations ont été proposées, chacune étant considérée comme réductrice ou humiliante par l’une ou l’autre des communautés dalits. Aujourd’hui, le terme « intouchable » est illégal en Inde, ex-intouchable est un euphémisme, et l’on mentionne les Dalits, qui représentent 25% de la population, soit environ 300 millions de personnes, sous le nom aseptisé, politiquement correct, et difficilement traduisible de « Scheduled Caste » ou Scheduled Tribe ». Le terme de Harijan qui signifie « Enfants de Dieu » – proposé par Mahatma Gandhi – ne convenait pas aux Dalits, qui à aucun moment au sein de la société hindoue ne se sentaient bénis d’une quelconque manière par une présence divine.

Au moment ou Gandhi était en train de fonder un mouvement non-violent anticolonialiste, Ambedkar – qui s’est souvent opposé à Gandhi, en particulier sur leur position par rapport au Dalits – travaille à ce qu’il considère essentiel pour la déstructuration de l’élitisme national : les droits humains et l’anéantissement du système des castes. Après des années de tentatives de collaboration avec les réformistes hindous, et notamment Gandhi, le Dr. Ambedkar décide d’agir selon la manière qui lui convient. Membre de l’Assemblée législative de Bombay et leader de la conférence Mahar, il décide de frapper l’opinion publique. Il organise en 1927 une « satyagraha » (ce qui signifie «explosion de la vérité »); des milliers de Dalits viennent puiser et boire l’eau du réservoir de Chowdar, interdit aux intouchables malgré une résolution du Conseil de Bombay datant de 1923. Cette même année 1927, il organise aussi l’autodafé du Manusmrti, le code brahmanique des obligations de chaque caste, vu par le Dr. Ambedkar et d’autres dirigeants Dalits comme le symbole, et la clé, de l’oppression sociale, économique, religieuse et politique des intouchables.

Aujourd’hui, bien que « l’intouchabilité » ait été légalement abolie par la constitution laïque de l’Inde en 1950, les progrès à faire pour sortir de ce système restent immenses.

On peut pour s’en convaincre jeter un œil sur un rapport de Hillary Maxwell, paru dans le National Géographic en 2003 : les intouchables d’Inde sont relégués à des emplois subalternes, vivent dans la peur constante d’être humilié publiquement, exhibés nus, battus et violés en toute impunité par des castes supérieures cherchant à leur rappeler quelle est leur place. Le simple fait de traverser un quartier de caste supérieure est une infraction mortelle. Les violations des droits humains les plus élémentaires sont légion. Voici quelques titres apparaissant dans les principaux journaux indiens, reflets de leur condition : « Un garçon dalit battu à mort pour avoir cueilli des fleurs », « dalit torturé par la police pendant trois jours », « « Sorcière » dalit exposée nue dans le Bihar », « dalit tué dans un guet-apens au Haryana », « 7 dalits brûlés vifs dans un conflit entre castes », « 5 dalits lynchés dans le Haryana », Dalit violée par un gang, exposée nue », …

En 1935, le Dr. Ambedkar avait conclu, après ses tentatives de rapprochement avec les uns et les autres, que le système de castes brahmaniques ne pouvait être réformé, même avec le soutien des esprits hindous les plus libéraux. L’oppression des basses castes n’était pas un artefact, une dérive, du brahmanisme, mais plutôt son essence même. Le Dr Ambedkar s’est alors mis à exhorter les intouchables de renoncer à l’idée d’atteindre, un jour, les droits religieux hindous des castes supérieures. Il a vu les castes, y compris chez les Dalits, comme un système «d’inégalité relative » dans lequel chaque sous caste se juge au dessus des unes et au dessous des autres, générant des factions rivales presque infinies, montant chaque communauté exploitée contre les autres et rendant l’unité sociale ou politique presque impossible. Lui-même s’est alors posé la question de la religion à embrasser. « Je suis né hindou », déclara-t-il, « mais je vous assure solennellement que je ne mourrais pas hindou ». Il s’est rapproché de l’islam, du christianisme, des sikhs, et a été courtisé par chacune de ces religions, qui étaient bien conscientes que la conversion du Dr Ambedkar entrainerait celle de millions d’intouchables, cela signifiait la promesse d’une force politique de 1er ordre.

A la fin des années 40, il décida que le bouddhisme, né et implanté en Inde pendant plus de 1500 ans avant d’en être éradiqué, était la religion qui s’imposait pour son peuple. « Les enseignements du Bouddha sont éternels, mais, déjà de son temps, Bouddha ne proclamait pas qu’ils soient infaillibles », écrit le Dr. Ambedkar. « La religion du Bouddha a la capacité de changer selon les époques, une qualité qu’aucune autre religion ne peut prétendre avoir … Quelle est la base du bouddhisme ? Si vous étudiez attentivement, vous verrez que le bouddhisme est basé sur la raison. Il y a un élément de souplesse qui lui est inhérent, qui ne se retrouve dans aucune autre religion ».

Bien que sa conviction ait déjà été établie dès la fin des années 40, Ambedkar ne s’est pas converti à cette époque là, se concentrant sur ses charges de premier ministre et de chef du comité de rédaction de la Constitution indienne. Au début des années 50, mettant de côté sa carrière politique, il se plongea dans l’étude du bouddhisme, et de son adoption par la communauté dalit. Après avoir considéré sa conversion religieuse pendant quelques années, et en raison de sa mauvaise santé, sentant s’approcher la mort, il se convertit lors d’une cérémonie publique à Nagpur, Le 14 octobre 1956 en prenant refuges dans les trois joyaux, le Bouddha, le Dharma et la Sangha. il reçoit les 5 préceptes éthiques du moine bouddhiste le plus respecté d’Inde, U Chandramani. 480,000 fidèles étaient présents à cette cérémonie. Il fait alors quelques chose d’extraordinaire. À tous ces fidèles qui étaient là autour de lui ce jour là, il offre les trois joyaux, ainsi que les 22 serments, correspondant aux 5 préceptes, auxquels s’ajoutaient le renoncement à certaines pratiques et croyances hindoues. C’est une date capitale dans le renouveau du bouddhisme en Inde. Dès le lendemain, 200,000 dalits se convertissaient à Candrapur, et au cours des semaines suivantes de nombreuses autres conversions de masse eurent lieu.

Moins de deux mois plus tard, le Dr. Ambedkar décédait, des suites de complications d’un diabète et de maladies cardiaques.

Le nouveau mouvement bouddhiste et TRIRATNA :

A la mort du Dr. Ambedkar, ou Babasaheb, comme l’appellent ses fidèles, le mouvement spirituel et politique dalit naissant s’est soudainement retrouvé en roue libre, perdu, ne sachant pas vers ou se développer. Sans surprise au sein des Dalits, habitués depuis des lustres à se mesurer les uns aux autres, prisonniers de leur système « d’inégalité relative », de nombreuses factions ont vu le jour.

La sortie du livre d’Ambedkar, « Le Bouddha et son Dharma », eut lieu un an après sa mort. Il est devenu la source vers laquelle se sont tourné les dalits pour comprendre le bouddhisme. Il a été publié en anglais, puis, très vite, en marathi et en indhi. Ce livre était le guide qui leur restait, et les gens ont commencé à le lire et à l’étudier en groupe.

A l’époque du Dr. Ambedkar, il n’y avait pratiquement pas d’enseignants bouddhistes en Inde. « Les gens affluaient autour des rares bouddhistes birmans ou sri lankais, ou qui que ce soit pouvant offrir un enseignement bouddhiste », dit Mangesh Dahiwale, du Centre Manuski, lieu de rencontre ambedkarite à Pune (Manuski est le mot de langue marathi qu’Ambedkar utilisait pour « humanité »).« S’ils trouvaient un bhikkhu, ils se réunissaient autour de lui et essayaient de comprendre ce que pouvait bien être le bouddhisme. Certains de ces ambedkarites sont devenus moines dans les années 50, ordonnés selon la tradition sri lankaise ».

Cependant, le formidable processus lancé par le Dr. Ambedkar demeurait inachevé. Depuis sa mort en 1956 jusqu’au début des années 80, il y eut peu d’enseignements et de possibilités de pratiquse bouddhistes mises à la disposition des millions de personnes qui n’avaient pas cessé de se convertir.

 » Babasaheb Ambedkar avait créé en 1955 le Bharatiya Bauddha Mahasabha, ou la Société Bouddhiste de l’Inde», explique Dahiwale. «Les premières conversions de masse ont eu lieu au sein de ces mouvements. Mais par la suite, la plupart des conversions étaient issues d’initiatives locales. Un réseau vivant de viharas et de bouddhistes locaux, dispersés au travers de l’état du Maharastra et d’autres parties de l’Inde, a permis à un jeune moine bouddhiste anglais, le vénérable Sangharakshita, d’entrer en contact avec le mouvement bouddhiste dalit. Sangharakshita avait rencontré plusieurs fois le Dr. Ambedkar, et, le soir de sa mort, il se trouvait à Nagpur, ou il a été invité à participer à une cérémonie de condoléances en tant que conférencier.

« Au moment où j’ai pris la parole, debout sur le siège d’un rickshaw, avec un micro tenu par quelqu’un devant moi, environ 100.000 personnes s’étaient rassemblées », dit Sangharakshita. « Dans l’ordre des choses, j’étais le dernier orateur qui aurait du s’exprimer. Mais, telles que les choses se sont déroulées je me suis retrouvé à être le premier. En fait, j’ai même été le seul orateur. D’autres étaient bien présents et auraient souhaité rendre un dernier hommage au leader disparu. L’une après l’autre, cinq ou six des personnalités locales ambedkarites se sont levés pour tenter de prendre la parole, et l’un après l’autre, ils ont été contraints de s’asseoir, terrassés par l’émotion, éclatant en sanglots après n’avoir prononcé que quelques mots ».

À partir de ce moment, dit Sangharakshita, ma responsabilité personnelle était évidente. « Au cours de la décennie qui a suivi, j’ai passé beaucoup de temps avec les bouddhistes ex-intouchables de Nagpur, Bombay (Mumbaï), Poona (Pune), Jabalpur, et Ahmedabad, ainsi qu’avec ceux qui vivaient dans les petites villes et villages du centre et de l’ouest de l’Inde. »

De retour en Grande-Bretagne, ou il fonde les Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidental (FBWO), maintenant appelé la communauté bouddhiste Triratna, Sangharakshita ne cesse de penser à ses amis bouddhistes dalits. Il encourage alors un jeune disciple, Dhammachari Lokamitra, à passer quelques temps en Inde pour travailler avec les bouddhistes ambedkarites.

Près de quarante ans ont passé depuis ces débuts. Triratna comprend maintenant plus de cinq cents membres ordonnés enseignant le dharma – dharmacharis et dharmacharinis – et plusieurs dizaines de milliers de pratiquants. Avec le soutien de Karuna Trust, et d’autres ONG d’Asie et d’Occident, deux organismes connexes ont pu voir le jour – Jambudvipa Trust et Bahujan Hitay (« pour le bien-être de tous ») – la première œuvrant pour sensibiliser les gens aux bienfaits d’une société « hors caste », la seconde favorisant le travail social parmi les dalits.

Lors de ma visite en Inde, j’ai séjourné à Manuski ou j’ai eu l’occasion de guider quelques ateliers sur le bouddhisme engagé. J’ai également rencontré des étudiants du centre d’enseignement Nagaloka, j’ai participé à une retraite d’étude à Kondhanpur, et j’ai parlé Dharma à Nagpur et à Mumbaï. A chaque fois, nous méditions et nous chantions des mélodies en Pali.

Les pratiques de méditation des bouddhistes dalits me sont familières : anapanasati, ou la pleine conscience de la respiration, et metta bhavana, ou le développement de la bonté. J’ai ressenti à chaque fois une qualité de concentration et de calme particulière. Les bruits de la ville s’élèvent dans le silence de la méditation – les enfants s’exclament, les conducteurs de rickshaw halètent, les chiens aboient, une batte de cricket résonne, un vendeur de rue crie ses boniments. La paix de la méditation absorbe tous ces bruits, les englobe, et va au delà. A l’autre bout du monde, loin, très loin de la Californie, je me sens chez moi. Assis avec des amis au beau milieu d’une jungle urbaine. Quelle admirable banalité.

Liberté, Egalité, Fraternité

Le Dr. Ambedkar a vu dès le début dans le bouddhisme la promesse d’une libération individuelle et du développement d’une société bienveillante et humaine. Cela va bien au delà de la caricature introspective que certains peuvent avoir du bouddhisme. Enraciné dans les couches les plus opprimées de la société, le bouddhisme ambedkarite cherche à promouvoir à la fois l’unification personnelle et la transformation sociale.

Dans une interview diffusée sur All-India Radio deux ans avant sa conversion, Ambedkar déclare : «Franchement, ma philosophie sociale peut être écrite en trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité. Que personne ne dise que j’ai emprunté ma philosophie à la révolution française. Ce n’est absolument pas le cas. Ma philosophie plonge ses racines dans la religion, et non dans la science politique. J’ai tiré ses enseignements de mon maître, le Bouddha».

Dans sa vision du bouddhisme, Ambedkar place la Fraternité comme la pierre angulaire du bouddhisme. Pour le nouveau mouvement bouddhiste indien, il est effectivement absolument primordial. La Fraternité est celle de la Sangha, de la communauté de pratiquants et de la communauté plus large de tous les êtres, et, à ce titre, en tant que telle, elle est directement liée à l’Egalité. C’est aussi un défi important pour la communauté dalit. La réalité sociale indienne établit des limites très claires entre chaque religion, hindoue, musulmane, sikh, chrétienne, et bouddhiste ; entre castes et non-castes, et plus difficile encore, entre les nombreux groupes de dalits eux-mêmes enferrés dans le système de « l’inégalité relative », chaque groupe dalit se querellant pour les plus infimes privilèges dus à la position sociale, les plus petites opportunités économiques, et le moindre pouvoir politique. La fraternité est ce qui nous lie les uns aux autres. C ’est un travail difficile..

L’égalité des sexes et le libre examen sont des points que le Dr. Ambedkar avait identifié comme étant l’essence du bouddhisme : « Je mesure les progrès d’une communauté », a-t-il dit, « par le degré de progrès réalisé par les femmes ». Les femmes dalits conduisent maintenant de nombreux projets sociaux. Dans les bidonvilles et les villages pauvres, des femmes bouddhistes ambedkarites dirigent des écoles, des foyers, des actions sociales, des communautés bouddhistes, enseignent le Dharma et sont dharmacharinis. Il y a plus de 90 femmes enseignantes au sein de Triratna. Mais le mouvement a encore besoin de plus de femmes prenant des responsabilités, participant à des événements publics ou faisant partie de la structure du mouvement Triratna.

Nagaloka, ou l’Institut de formation Nagarjuna, est le plus grand centre de Triratna. C’est le porte drapeau de l’éducation. Le campus s’étend sur plus de quinze hectares, à la périphérie de Nagpur. La nuit, de loin, on peut voir un immense Bouddha doré, debout au milieu du campus, qui sourit vers le bas, vers ses étudiants.

Nagaloka offre un programme de formation de dix mois destiné à fournir aux jeunes dalits de toutes les communautés religieuses les bases du bouddhisme, et de l’action sociale. Près de 500 jeunes dalits de 20 états indiens ont terminés le programme au cours des 8 dernières années. La plupart de ces élèves sont rentrés dans leurs villages pour travailler sur des campagnes contre l’oppression sociale, pour offrir des enseignements du Dharma, et pour soutenir d’autres jeunes afin qu’ils puissent eux aussi vivre et se former à Nagaloka. Ces étudiants viennent de villages fonctionnant selon le système des castes, ou la vie est encore marquée par la discrimination et la violence. A l’heure même ou j’écris, CNN rapporte l’assassinat d’un homme politique de l’Uttar Pradesh, abattu alors qu’il assistait à une cérémonie célébrant la naissance du Dr. Ambedkar.

Pour beaucoup de ces étudiants, quitter la maison natale pour la première fois est une expérience troublante et difficile. Chacun arrive à Nagaloka avec le désir commun de voir le monde et d’être utile, mais en ayant grandi au sein du système traditionnel extrêmement oppressif, ils n’ont pas été préparés au choc culturel gigantesque de leur nouvelle vie à Nagaloka, basée sur l’ouverture et la bienveillance. Certains d’entre eux n’arrivent pas à faire le saut, mais la plupart trouvent leur chemin dans la vie étudiante, soutenus par leurs professeurs ainsi que de nouveaux amis, et pratiquent le Dharma.

L’école explique sa mission ainsi : « Les différentes communautés de castes répertoriées en Inde ne coopèrent généralement pas ensemble, même après être devenues bouddhistes. À l’Institut de formation Nagarjuna, les jeunes issus de ces différentes communautés entrent en relation simplement en tant que Bouddhistes, et non en tant que membre de telle ou telle caste dont ils sont issus. C’est une énorme contribution pour le développement d’une société véritablement démocratique. Un an de pratique à Nagaloka avec d’autres jeunes venus de toute l’Inde signifie qu’ils s’identifient non plus à la caste des intouchables d’où ils sont sortis, mais simplement, à des bouddhistes.

J’ai été inspiré par les étudiants de Nagaloka. Les rencontres que j’y ai faites pendant ces quelques jours, les histoires qu’ils ont partagées, cela m’a touché. Leur esprit en quête de vérité fait briller d’un éclat particulier le chemin qu’ils se tracent. Bien qu’étant impliqué depuis une vingtaine d’années dans le bouddhisme engagé, nulle part je n’ai rencontré des jeunes ayant une telle compréhension intuitive de la pratique du bouddhisme et de son application dans l’action sociale. Nulle part je n’ai eu de discussions plus profonde ne se laissant pas aller à l’abstraction, mais portant l’accent de l’oppression que ces étudiants ne connaissent que trop bien. Nulle part non plus je n’ai rencontré une telle volonté de refaire le monde en paix. Mon cœur est avec eux.

Nous partageons beaucoup, nous bouddhistes occidentaux, avec ce nouveau bouddhisme indien. Des deux côtés, nous sommes tournés vers le Dharma en réponse au message central du Bouddha sur la souffrance et la fin de la souffrance. Sciemment ou non, beaucoup d’entre nous en Occident viennent au bouddhisme pour faire face à la souffrance, sujet souvent très éloigné des préoccupations des traditions religieuses avec lesquelles nous avons grandi. Pour les dalits, dont les conditions d’existence matérielle sont si différentes des nôtres, la motivation reste cependant la même : trouver les racines de la souffrance, et s’en libérer, pour chaque individu, et pour la société en général . En outre, nous avons aussi en commun avec les ambedkarites ce que j’appelle « les 3 marques » du bouddhisme occidental : laïcité, féminisation, et action sociale. Avec tout ce que nous avons en commun, il est douloureux de constater que le bouddhisme indien est presque invisible aux autres bouddhistes du monde.

Le temps est venu pour nous de voir qu’un vaste mouvement est en marche en Inde, qui va sans doute changer la façon dont le bouddhisme est perçu par toutes les religions du monde.

Hozan Alan Senauke est vice-abbé du Berkeley Zen Center et ancient directeur executive de Buddhist Peace Fellowship. Il est l’auteur de The Bodhisattva’s Embrace: Dispatches from Engaged Buddhism’s Front Lines (L’étreinte du Bodhisattva : Nouvelles du Bouddhisme engagé):

Source : Buddhadharma printemps 2011 – traduction de la communauté Triratna.

Ci-dessous, une vidéo qui illustre l’article de Alan Senauke, avec des extraits de la visite de Thich Nhat Hanh en Inde. D’autres centres bouddhistes (comme Karma Ling en Savoie) s’impliquent également dans des actions pour aider les convertis Dalits. Puisque toute la culture indienne est basée sur l’idée du karma, on ne peut que s’étonner que les indiens qui commettent des atrocités à leur encontre ne s’inquiètent pas des conséquences karmiques pour eux dans une future existence !