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La privatisation de l’eau par Vandana Shiva

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Interview par Andrée-Marie Dussault, depuis Derhadun (200 km au nord de Delhi)

"Seulement 0.1% des gens considère l'eau comme un bien marchand ; il ne faut pas les laisser faire"
« Seulement 0.1% des gens considère l’eau comme un bien marchand ; il ne faut pas les laisser faire »

Porte parole de l’écoféminisme de notoriété internationale et présentée par le magazine Asia Week comme l’une des cinq personnalités les plus influentes d’Asie, Vandana Shiva était l’hôtesse, fin février, d’une conférence internationale portant sur la lancinante question de la privatisation de l’eau. Farouche opposante à la marchandisation de l’eau, la physicienne a vigoureusement dénoncé le vol des ressources collectives en eau douce par les multinationales qui s’opère sournoisement avec la complicité des gouvernements nationaux et des institutions financières internationales.
Qu’en est-il de la privatisation de l’eau à l’heure actuelle ?

En ce moment, quelques géants contrôlent le marché de l’eau et convoitent l’ensemble des ressources en eau douce de la planète; il s’agit de Bechtel (Etats-Unis), Suez (France), Vivendi (France), Lyonnaise des eaux (France), RWE/Thames Water (Allemagne et Royaume-Uni) et Saur (France). Les autres compagnies liées à l’eau appartiennent toutes à ces multinationales. Il faut aussi savoir que selon les calculs de la Banque mondiale, la vente généralisée de l’eau pourrait signifier un profit potentiel de quelques 100 milliards de dollars et que, d’autre part, ces multinationales sont, avant tout, des entreprises de construction; construction de barrages, de canaux, de pipelines. Celles-ci partagent l’idée selon laquelle l’eau doit être considérée comme un bien marchand, devant être vendu sur le marché et donc, qu’il ne faut surtout pas laisser couler librement dans la nature. Car il est difficile de « commodifier » un fleuve qui suit son cours naturel. C’est pour cela qu’il faut d’abord le sceller, le bloquer et le verrouiller à l’aide de mégas-projets de barrages et de canaux, et une fois qu’il est bien enfermé dans le ciment, là, il est plus facile de décréter son eau comme un bien marchant.

Comment le transfert de l’eau comme droit naturel à l’eau comme bien marchand s’effectue-t-il ?

Pour faire accepter cette idée invraisemblable, un argument nous est servi de façon récurrente : « si l’on ne paie pas l’eau, elle sera gaspillée », autrement dit « les usagers doivent payer le véritable prix de l’eau ». Malheureusement, beaucoup d’environnementalistes, surtout aux Etats-Unis, se sont faits prendre au piège et ont relayé ce raisonnement ces dix dernières années. Or, il est faux car la valeur de l’eau est beaucoup plus importante que n’importe quelle valeur que le marché pourrait lui fixer. Sa valeur est écologique, culturelle et spirituelle ; en l’occurrence, des valeurs qui permettent à l’eau d’être préservée, recyclée, partagée et transmise aux générations futures.
Il faut sans aucun doute réévaluer l’eau, cependant pas en termes capitalistes et patriarcaux, mais selon une logique féministe et écologiste. Car c’est grâce à ces valeurs que les femmes ont pu fournir leur communauté en eau, pendant des siècles, sans jamais priver la nature ou les autres espèces. A ce titre, la comparaison entre la culture de la jarre et celle de l’eau embouteillée est une métaphore éloquente du transfert de valeurs qui s’est opéré ces dernières décennies. Jadis, nous avions un récipient rond et ouvert, fait de terre; aujourd’hui, l’eau est scellée et vendue dans un contenant de plastique non recyclable en forme de phallus…

Avez-vous des exemples de formes concrètes que peut prendre la privatisation de l’eau sur le terrain ?

Ici dans les montagnes, au nord de Delhi, les projets de la Banque mondiale pour recueillir l’eau ont précisément été conçus pour privatiser l’eau. Nous nous sommes rendus dans des villages où les réservoirs d’eau publics ont été détruits et où les habitants ont été contraints d’utilser une connexion privée fonctionnant à l’aide d’un système de verrous pour ne pas qu’ils partagent avec le voisin. Dans tous les coins de la planète, la privatisation menace avec ses conséquences dramatiques sur les plus pauvres.
A Cochabamba en Bolivie par exemple, Bechtel a tenté d’intégrer le marché et lorsque les femmes en milieu rural ont puisé l’eau de leur propre puits, elles se sont fait dire par le géant états-uniens « Vous volez notre eau ; nous détenons une concession ». Dans les régions où les gens n’avaient pas les moyens d’acheter l’eau et recueillaient l’eau de pluie sur leurs toits, la multinationale leur a fait savoir que c’était interdit. D’où le slogan du mouvement bolivien anti-Bechtel « They even own the rain! » [« Ils possèdent même la pluie »] .

En Afrique, dans plusieurs villages, des compteurs pré-payés fonctionnant à l’aide d’une carte à crédits ont été installés dans les habitats; si vous n’avez pas payé vos crédits, pas d’eau. Vous avez beau tomber malade, attraper le choléra ou voir vos enfants mourir; si vous n’avez pas payé, tant pis pour vous.

Vers où les réserves en eau douce sont-elles acheminées ?

Je viens de terminer une étude approfondie de la privatisation de l’eau à Delhi. D’immenses pressions sont exercées pour que les lois et les politiques indiennes sur l’eau soient réécrites afin que l’eau soit non seulement redéfinie comme un bien, mais aussi pour qu’elle deviennent la propriété légale de Delhi. Les gouvernements aiment la centralisation et les grandes corporations en dépendent car l’achat d’un fleuve partagé par les communautés riveraines est beaucoup moins aisé pour elles. La tendance actuelle dans le monde consiste à amener l’eau vers les centres urbains – là où les gens peuvent la payer – et donc d’en retirer le contrôle démocratique aux élus locaux pour la concentrer entre les mains du pouvoir fédéral.

Dans le cas de Delhi, les populations riveraines ont été délocalisées – et, au même titre que les autres victimes des mégas-projets liés à l’eau, elles viennent grossir les rangs des bidons-villes – pour réorienter l’eau du fleuve vers la capitale, où elle sera vendue à Suez qui nous la revendra dix fois plus cher. Car partout, la privatisation entraîne une multiplication de son prix par dix, toujours sous prétexte qu’il faut en payer le prix « véritable ».
Le seul moyen de contrer la privatisation, est de miser sur une décentralisation démocratique du contrôle et de la gestion de l’eau et ne jamais oublier qu’au moins 99.9% pensent comme nous; que l’eau est un droit naturel; seulement 0.1% la considère comme un bien qui doit être commodifié. Il ne faut pas les laisser faire.

Qu’en est-il du rôle joué par les institutions financières internationales ?

Celles-ci ne sont pas en reste. La Banque mondiale n’arrête pas de nous parler de « transparence », mais paradoxalement, ses projets dans les pays pauvres sont tous décidés à l’avance, dans les bureaux de Washington ou à un cocktail quelconque. Les choses se passent de la façon suivante: quelqu’un dit : Ok, Delhi est sur le point de vendre son eau; préparez vos offres et nous ferons le nécessaire pour que le plus offrant obtienne le contrat ». D’ailleurs, si vous allez à une réunion de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, vous constaterez que 80% des personnes présentes ne sont pas des membres des gouvernements du Tiers-Monde, mais des contracteurs.
Malgré les beaux discours, ce qui est recyclé en ce moment, ce n’est pas l’eau, c’est l’argent. La Banque mondiale récolte de l’argent public des pays du Nord, elle crée un ensemble de fonds immenses qu’elle prête aux pays pauvres à certaines conditions – comme la privatisation de leur eau par exemple – et cet argent est utilisé pour financer les projets de Suez et compagnie. Nous, nous nous retrouvons endettés et de surcroît, obligés de payer notre propre eau dix fois plus cher qu’auparavant! Donc d’un côté, vous avez la Banque mondiale et le Fonds monétaire international qui privatisent l’eau avec l’argent public et de l’autre, vous avez l’Organisation mondiale du commerce qui, dans le cadre de l’Accord général sur la commercialisation des services, veut elle aussi traiter l’eau comme un bien marchand échangeable. De telle sorte que même le réservoir public du village devient une barrière au commerce qui en conséquence – vous l’aurez deviné – doit être supprimé!

Dans quelle mesure les ingénieurs joue-t-ils un rôle dans la privatisation de l’eau ?

On nous a appris à mesurer la valeur d’une technologie en fonction de son degré de gadgetry; « plus c’est gros, plus c’est intelligent » a-t-on tendance à croire. Mais la plupart du temps, plus c’est gros, plus c’est stupide! L’intelligence, c’est la capacité de reconnaître et de respecter les limites de notre écosystème et de vivre selon elles ; ce n’est pas ignorer la place que l’on occupe dans la nature. C’est malheureux, mais le génie civil s’est développé dans un esprit de conquête et de domination. Le fait est qu’aujourd’hui, chaque étape de la sophistication des technologies de l’eau consiste à en pomper toujours davantage. Chaque nouvelle technologie nous est présentée comme « augmentant » la quantité d’eau disponible. Or, celles-ci n’accroissent pas la quantité d’eau ; elles créent la rareté. Faut-il le rappeler, l’eau ne peut pas être « augmentée »; elle est li-mi-tée.
Certes, elle se renouvelle continuellement suivant un cycle naturel ingénieux, mais pour autant que l’on en respecte les limites. La plus grande contribution des ingénieurs est de constamment ramener leur discipline à une échelle plus humaine et de sans cesse redéfinir le paradigme du génie civil selon une conception respectueuse de la nature.