Accueil Femmes remarquables Chandramma, une révolution tranquille

Chandramma, une révolution tranquille

PARTAGER

Elles incarnent le courage, la ténacité, la volonté d’aider les autres, deux femmes merveilleuses : Chandramma et Chinna Marsamma, extraits du livre : un million de révolutions tranquilles

Chandramma est une paysanne à la peau tannée et aux yeux vifs, qui arbore de belles boucles d’oreilles tribales en or. Elle vit dans le district de Medak, dans l’Andhra Pradesh, en Inde, et ne parle que le télougou, sa langue natale. C’est dans cette langue qu’elle nous raconte son histoire, une histoire qui se confond avec celle de sa région.
À l’âge de quinze ans, Chandramma se marie et commence à travailler dans les champs avec son mari, dans le petit village de Bidakanne. Mais en 1980 survient une récolte catastrophique, qui laisse les fermiers du district sans ressources, sans nourriture ni semences pour l’année suivante. La faim s’installe. Les paysans, qui ne font plus qu’un repas par jour, sollicitent une aide du gouvernement, qui leur est attribuée sous forme de sacs de riz subventionné et de semences de céréales. Mais celles-ci sont des variétés hybrides qui provoquent une vague d’allergies chez les habitants, notamment les enfants. « On a dû arrêter de les manger. Et il nous a fallu plusieurs années avant d’aller mieux», raconte Chandramma.

L’échec est total. Les villageois ne survivent qu’avec les sacs de riz octroyés ponctuellement par le gouvernement et n’ont plus rien pour ensemencer leurs champs. « On avait cessé d’être des producteurs pour n’être que des consommateurs assistés », se souvient Chandramma.
Au même moment, une ONG d’Hyderabad, la Deccan Development Society (DDS), alarmée par la pauvreté du district, organise des réunions dans les villages pour évaluer les besoins des habitants et tenter de leur venir en aide. Au début, seuls les hommes participent à ces comités {sangams en hindi). «Mais on a vite vu qu’ils ne partageaient pas notre idée du développement», se souvient Periyapatna V. Satheesh, le directeur de l’ONG. «Ils n’avaient qu’une vision à court terme, ils voulaient juste regagner un peu d’argent tout de suite et, pour certains, juste de quoi aller boire entre eux.» L’ONG demande alors aux femmes, restées en retrait, de venir s’exprimer. Et là, tout change : «Les femmes des villages savaient exactement ce qu’il fallait faire. Elles étaient motivées, elles avaient des idées, l’envie de travailler dur et le sens du long terme. Alors, on a fini par faire des sangams uniquement féminins», sourit P. V. Satheesh.

À l’époque, en 1985, la tâche à accomplir est immense : «La dégradation du district était économique, sociale et écologique. Les champs n’étaient plus cultivés. Partout, il y avait une grande pauvreté et un sentiment de totale impuissance. Ces femmes voulaient agir, mais elles étaient marginalisées à plusieurs titres : en tant que femmes dans un monde d’hommes et en tant que femmes rurales, pauvres, de basse caste et, pour certaines, sans terre. »
Pourtant, elles se mettent à l’œuvre. Et se fixent une priorité : ne voulant plus que leurs familles vivent de sacs de riz alloués par l’État, elles décident de retrouver leur autonomie alimentaire. «Je suis allée voir des parents de ma mère, des fermiers eux aussi, et je leur ai demandé de me prêter des semences», raconte Chandramma. «Ils avaient des graines traditionnelles, cultivées dans la région depuis des générations. Je leur ai demandé de m’en prêter, en promettant de les rembourser en nature après les récoltes. C’est comme ça que l’idée est née : un système de banques de semences, où l’on emprunte et on rend. »

Puis ces femmes décident de lancer une étonnante réforme agraire citoyenne. Elles parcourent le district et recensent l’ensemble des terres qui ne sont plus cultivées : parcelles vides, terres de mauvaise qualité laissées aux pauvres, terres abandonnées, friches permanentes… L’objectif est de remettre en culture toutes les surfaces disponibles pour nourrir les villages. Un processus profondément démocratique se met alors en place. Ces femmes réunissent toute la population sur les places des villages, prennent des craies et tracent au sol une vaste mosaïque colorée : le plan de toutes les parcelles qu’elles ont recensées autour des villages. Puis la redistribution des terres est discutée ensemble. Les basses castes reçoivent autant de surfaces cultivables que les castes supérieures, les familles sans terres ou celles qui ont des terres stériles se voient distribuer de bonnes terres. Sur les places des villages, transformées en agoras citoyennes, émerge un vrai sens du partage et de l’intérêt commun.

Une fois les parcelles réparties, les graines prêtées par les fermiers de la région sont distribuées de la même façon. Puis, les familles se retroussent les manches et, là encore, le travail se fait ensemble : les fermiers qui n’ont pas d’enfants pour les aider aux champs voient leurs voisins venir à la rescousse. Les femmes des sangams, qui ont vite dépassé les différences de caste, mettent en place des équipes pour aider les Dalits (Intouchables) à aménager des sites de recueil des pluies pour pouvoir disposer d’eau saine – leur statut d’impurs ne leur donnant jusqu’alors accès qu’aux eaux usées – et à dépierrer leurs mauvaises terres pour les rendre cultivables. «Je leur ai personnellement prêté mes semences, et j’ai veillé à la bonne marche de leurs cultures», précise Chandramma, qui n’a jamais supporté les injustices faites à ces hors-castes.

En six mois, ce travail collectif permet de labourer 2500 acres (plus de mille hectares) de friches ou de sols pauvres, puis de les enrichir en fumure organique et de les ensemencer. La suite, P. V. Satheesh la raconte : «Grâce à ce travail de préparation, les champs sont redevenus spectaculairement fertiles. Nous sommes passés de 30 à 50 kilos par acre auparavant, à 300 ou 500 kilos, selon les variétés. À la première saison, 800 tonnes de grain sont sorties de terre, l’équivalent de mille repas par famille durant six mois.»

Au rythme de deux récoltes annuelles, l’autosuffisance alimentaire du district a été totalement restaurée en trois ans, sauvant de la faim des centaines de milliers de personnes. Ce redressement spectaculaire doit autant au travail de régénération naturelle des terres qu’à l’abandon des semences modernes, au profit de variétés traditionnelles adaptées au climat semi-aride de la région. «Ce sont des variétés multicentenaires, qui sont résistantes et donnent de belles récoltes avec peu d’eau. Trois jours de pluie suffisent pour tout faire pousser. Elles nous permettent de ne pas être dépendants d’engrais ou de pesticides, et nous dispensent de faire des travaux d’irrigation», explique P. V. Satheesh. Les femmes ont aussi veillé à mélanger les cultures en respectant les synergies de la nature, certaines plantes enrichissant les sols ou éloignant les parasites des cultures voisines.

De l’état de délabrement initial, le district est aujourd’hui passé à une prospérité visible. À Bidakanne, à Pastapur et dans les autres villages du district, les fermiers ne dépendent plus d’aucune nourriture extérieure. Le paysage regorge de verdure : les champs, impeccablement cultivés, produisent légumes verts, légumes secs, oléagineux et céréales sélectionnées pour leurs qualités nutritives. Les récoltes couvrent intégralement les besoins de la population et les produits que les villageois consomment offrent une nourriture d’une variété et d’une fraîcheur que bien des régions peuvent leur envier. De plus, la production du district est devenue excédentaire et les surplus sont vendus sur un marché biologique de la capitale, Hyderabad.

Les femmes ont également planté des milliers d’arbres dont les fruits (noix de coco, bananes, mangues, corossol…) complètent l’apport en vitamines et la qualité de l’alimentation a considérablement amélioré la santé des habitants. «Dans le district, les familles ne consultent quasiment plus de médecin», constate Chandramma.

En faisant renaître l’agriculture, les paysannes de Medak ont restitué aux femmes le rôle de détentrices traditionnelles des savoirs agricoles, qui est le leur dans de nombreux pays, alors qu’elles sont souvent écartées de la propriété légale des terres. Mais dans le district de Medak, elles ne se sont pas contentées de reprendre la maîtrise du foncier, elles ont aussi lancé de nombreuses actions dans l’intérêt de tous.
Elles ont d’abord ouvert vingt-cinq crèches collectives et structures éducatives (balwadis), qui prennent soin de leurs enfants quand elles travaillent, ainsi que des écoles du soir pour alphabétiser les adultes. Soucieuses de l’environnement, elles ont réintroduit la culture du jute, avec lequel sont fabriqués des sacs qui remplacent les sacs de polyéthylène servant au transport des semences. Deux fois par an, à chaque saison agricole, elles sillonnent les villages de la région pour montrer la qualité de leurs récoltes et convaincre les fermiers de rejeter les semences hybrides ou génétiquement modifiées, au profit des semences locales. Elles se rendent aussi dans les écoles pour apprendre aux enfants les principes de l’autosuffisance alimentaire et ont réalisé, avec l’aide de DDS, des films plaidant pour l’autosuffisance agricole et dénonçant l’imposture des OGM. Enfin, chacune a donné cinq roupies pour financer une radio communautaire, Sangam Radio, qui émet depuis 2008 et permet d’échanger des savoirs agricoles et des informations utiles sur la santé, l’éducation et l’environnement.

Vingt-cinq ans après la formation des premiers sangams du district, ces réalisations portées par les femmes constituent une démonstration magistrale d’autogouvernance. Aujourd’hui, quelque 5000 femmes représentatives de toute la population, sans distinction de revenu, d’activité ou de caste, se réunissent toujours une fois par semaine dans chaque village, pour débattre de questions d’intérêt collectif et voter des décisions dont elles organisent elles-mêmes la mise en œuvre. Chaque mois, elles envoient aux sangams généraux du district des déléguées qui, à leur retour, rendent directement compte des débats aux habitants.

Source : Un million de révolutions tranquilles

voir China Marsamma