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Rita Levi-Montalcini

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Rita Levi-Montalcini (née le 22 avril 1909 à Turin, Piémont), chevalier grand-croix de l’OMRI, est une neurologue italienne, lauréate avec Stanley Cohen du Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1986.

Elle est actuellement la lauréate vivante la plus âgée et, depuis le 5 janvier 2007, la lauréate ayant vécu le plus longtemps de tous les prix Nobel.

Née à Turin d’une famille juive sépharade, avec sa sœur jumelle Paola, elle était la plus jeune des quatre enfants. Ses parents étaient Adamo Levi, ingénieur électricien et mathématicien, et Adele Montalcini, peintre de talent décrite par Levi-Montalcini comme « un être humain exquis ».

Levi-Montalcini décida d’aller à l’école de médecine après avoir vu un ami intime de la famille mourir de cancer. Elle surmonta les objections de son père (qui croyait qu’une carrière professionnelle entrerait en conflit avec les devoirs d’épouse et de mère) et s’inscrivit à l’école de médecine de Turin en 1930, étudiant avec Giuseppe Levi. Après l’obtention de son diplôme en 1936, elle travailla comme assistante de Levi, mais sa carrière académique fut interrompue par le Manifeste de la race de Benito Mussolini de 1938 et l’introduction subséquente de lois interdisant aux juifs des carrières académiques et professionnelles.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle réalisa ses premières expériences sur la croissance des fibres nerveuses dans un laboratoire de fortune aménagé dans une chambre, à son domicile de Turin, et à Florence de 1943 à 1945.

En septembre 1946, Levi-Montalcini accepte une invitation de l’Université de Washington à Saint-Louis dans le Missouri, de venir travailler sous la supervision du professeur Viktor Hamburger. Alors que l’invitation initiale prévoyait un séjour d’un semestre, elle se fixera dans cette ville et y mènera sa carrière durant trente ans. C’est là qu’elle réussit, en 1952, l’exploit d’isoler le facteur de croissance nerveux, grâce à ses observations de certains tissus cancéreux qui provoquent une croissance rapide des cellules nerveuses. Elle acquiert le titre de Professor titulaire en 1958, et en 1962 elle établit une unité de recherche à Rome, partageant dorénavant son temps entre la capitale italienne et la ville américaine de Saint-Louis.

De 1961 à 1969, elle dirige le Centre de recherche en neurobiologie du Consiglio Nazionale delle Ricerche (Rome), et de 1969 à 1978 le Laboratoire de biologie cellulaire.
En 2001, elle a été nommée sénatrice à vie (Senato della Repubblica) par le Président de la République italienne, Carlo Azeglio Ciampi.

Les 28 et 29 avril 2006, Levi-Montalcini, alors âgée de 97 ans, a prononcé le discours d’ouverture de l’assemblée du Sénat fraichement élu. Elle participe activement aux discussions de la chambre haute, bien qu’occupée à des activités académiques autour du monde. À cause de son appui au gouvernement centre gauche de Romano Prodi, elle a été souvent critiquée par quelques sénateurs de l’aile droite. Elle a même été fréquemment insultée en public, et dans des blogs, depuis 2006, aussi bien par des sénateurs de centre-droite comme Francesco Storace, et de bloggeurs d’extrême-droite, en raison de son âge et de ses origines juives.

Rita Levi-Montalcini est également membre honoraire de l’ONG Green Cross International et présidente honoraire de Green Cross Italie.

Rita Montalcini à 103 ans :

Rita Montalcini 103 ans

RENCONTRE AVEC RITA LEVI-MONTALCINI
Entretien à l’occasion de son centenaire : Un siècle d’avenir

Toujours très active, la célèbre neurobiologiste, prix Nobel en 1986, a fêté ses 100 ans le 22 avril 2009. L’écrivain italien Paolo Giordano* l’a interrogée sur sa vision de la vie, sur l’évolution et sur la condition féminine.

EBRI est l’acronyme de European Brain Research Institute, Institut européen de recherche sur le cerveau. La brochure de la Fondation présente en vis-à-vis le texte ­italien et sa traduction en anglais et reproduit sur la deuxième page un beau portrait de Rita Levi-Montalcini (RLM), une main derrière la nuque et sans boucles d’oreilles. Un sourire à peine esquissé. Je l’ai longuement étudié sans me faire une conviction. Elle dit : “En 2001 j’ai eu cette idée. Je me suis demandé : dans quel domaine l’Italie a-t-elle toujours été la meilleure ? Dans les neurosciences. Au XVIIIe siècle, Galvani et Volta ont découvert l’électricité animale ; à la fin du XIXe, Golgi a inventé la coloration argentique des cellules nerveuses ; Vittorio Erspamer est parvenu à isoler la sérotonine et d’autres neurotransmetteurs et Giuseppe Levi, mon professeur, a été un des premiers à expérimenter la culture in vitro.” J’ajoute que “RLM” est l’auteur de la découverte du nerve growth factor (NGF, facteur de croissance neuronale), pour lequel elle a obtenu le Nobel en 1986. “Alors, continue-t-elle, pourquoi ne pas fonder un institut pour les neurosciences ? L’idée a pris corps. Toutes les régions italiennes se sont portées candidates et finalement c’est Rome qui a été choisie, parce qu’elle disposait des structures adaptées.” L’EBRI est un organisme public sans but lucratif. Il n’empêche qu’il est toujours en manque d’argent. A la fin de la brochure je trouve les informations sur les donations et des explications pour déduire les dons de sa déclaration de revenus.
Elle dit : “L’EBRI obtient d’excellents résultats. C’est un centre international, il est tout à fait étranger aux logiques auxquelles est soumise la recherche en Italie. Nous n’embauchons que des chercheurs excellents.”

1. Canards, pâturages et glissements de terrain

J’annonce au chauffeur de taxi “EBRI”, mais il ne sait pas ce que c’est. Je spécifie “via del Fosso di Fiorano, 64”. Il entre la destination sur son GPS et me répond que, d’après son navigateur, cette rue n’arrive qu’au numéro 10. Je lui dis d’y aller quand même. J’ai acheté des fleurs, que j’ai posées sur le siège arrière. Nous parcourons une portion de l’avenue Cristoforo Colombo puis nous bifurquons vers l’Appia antique et de là dans la via Ardeatina. Je songe alors que le massacre des Fosses ardéatines [ou les SS exécutèrent 335 personnes en représailles, en 1943] n’est qu’un des nombreux massacres que RLM doit avoir gardés en mémoire. “Ça doit être ici.” J’indique au chauffeur un bâtiment blanc. Ce n’est pas difficile à deviner, c’est le seul. Tout autour il n’y a rien, seulement la campagne. Sans répondre, il me montre l’éboulement de terrain qui barre la route. Il a beaucoup plu à Rome, ces derniers jours. Un peu au-dessus de l’éboulis, j’aperçois un troupeau de moutons, gris sous un ciel de même couleur.

A l’entrée de l’EBRI, les deux gardiens me dévisagent, l’air étonné, peut-être à cause du bouquet. Ils m’indiquent le chemin. Je suis reçu par Elisabetta Balestrieri, qui a la tâche ingrate de trouver des financements pour les recherches de l’institut. “Madame la professeure n’est pas encore arrivée.” Je me dis que, pour Rita Levi-Montalcini, “Professeure” doit s’écrire avec une majuscule. J’attends dans le couloir. Enfin elle arrive. Un homme l’accompagne, mais elle marche sans aide, à petits pas. Si j’étais un réalisateur, je filmerais la scène exactement comme je la vois, à une certaine distance, sans déplacer la caméra, sans le son. Je ne couperais pas un seul photogramme de la Professeure progressant sur la ligne médiane du ­couloir blanc. La lenteur et l’obstination avec laquelle cette dame pleine de grâce – le mot “grâce” me tourne dans la tête pendant tout le temps de notre entretien et ­continue encore après – s’avance vers moi ferait une séquence parfaite pour raconter ses cent ans.

Cent Ans.

La voici devant nous. Nous nous présentons. Elle sourit – moi, je lui souris depuis tout à l’heure. Je lui offre les fleurs, elle me remercie. Nous nous installons dans son bureau, dont les murs sont ornés des tableaux hypnotiques de sa sœur Paola. Madame la Professeure prend la parole, comme pour dissiper mes doutes : “Dans ma vie, tout m’a été facile. Les difficultés ont glissé sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard.” Voilà donc son secret.

2. Deux cerveaux

En ce moment, RLM écrit un nouveau livre. C’est la première surprise. Pour nous, il semble évident que, lorsqu’on a 100 ans, on porte sur son dos plus de passé que d’avenir, mais la vie de Madame la Professeure ne commence pas après la guerre, ni avec le prix Nobel ni avec son séjour aux Etats-Unis. Elle commence avec le livre qu’elle est train d’écrire. Elle dit : “Je ne sais pas s’il plaira aux lecteurs autant qu’il me plaît. Je vous le raconte brièvement. Beaucoup de gens ignorent que notre cerveau est constitué de deux cerveaux. Le ­premier, archaïque, constitué par le système limbique, n’a pratiquement pas évolué depuis trois millions ­d’années. Celui de l’Homo sapiens ne se différencie guère de celui des mammifères inférieurs. C’est un cerveau petit mais qui possède une puissance extraordinaire. Il contrôle tout ce qui se passe en matière d’émotions. Il a sauvé l’australopithèque quand celui-ci est descendu des arbres, lui permettant de faire face à la férocité du milieu et de ses agresseurs. L’autre cerveau, beaucoup plus récent, est celui des fonctions cognitives. Il est né avec le langage et, au cours des 150 000 dernières années, il s’est développé de manière extraordinaire, en particulier grâce à la culture. Il se trouve dans le néocortex. Malheureusement, une bonne part de notre comportement est encore gouvernée par notre cerveau archaïque. Toutes les grandes tragédies – la Shoah, les guerres, le nazisme, le racisme – sont dues à la primauté de la composante émotive sur la composante cognitive. Or le cerveau archaïque est tellement habile qu’il nous porte à croire que tout est contrôlé par notre pensée, alors que ça ne se passe pas du tout ainsi.”
Je tente d’objecter que – si j’ai bien compris – le mal n’est pas seul embusqué dans le cerveau archaïque, mais qu’on devrait y trouver aussi l’amour, la passion, l’affection. RLM accueille ma remarque avec une certaine froideur. Cela n’a pas l’air de l’intéresser beaucoup. Elle dit : “D’accord, la composante émotive n’est pas uniquement négative.”

3. L’avenir ?

RLM a des problèmes de vue – c’est de son âge – mais elle regarde constamment son interlocuteur quand elle parle. Elle cligne des paupières à une fréquence qui est la moitié, peut-être le tiers de la mienne, comme si son temps à elle s’écoulait un peu plus lentement. “Le cerveau archaïque a sauvé l’australopithèque, mais il va mener l’Homo sapiens à l’extinction. La science a mis entre les mains de l’homme des armes de destruction très puissantes. La fin est déjà à notre portée.”
Elle est assise devant moi, très digne. Elle porte une robe tout à fait dans son style – inimitable – , une robe noire élégante qui lui descend aux chevilles. Les épaulettes saillantes semblent accompagner l’ondulation de sa chevelure, partagée en deux hémisphères. Elle a greffé sur sa poitrine une broche en or aux formes compliquées. Impossible de ne pas la croire lorsqu’elle prédit la fin.
J’essaie d’approfondir : “Supposons que tout aille pour le mieux et que nous subsistions pendant quelque temps encore, qu’adviendra-t-il après l’Homo sapiens ?” RLM se rétracte : “Je ne suis pas futurologue. Je peux seulement voir ce qui se passe aujourd’hui. Le passé, je le connais. Quant à l’avenir… gardons espoir.” Elle fait alors une pause, se penche vers moi : “Paolo, ­comment vois-tu ton avenir ?”

4. Trop de cerveaux

RLM : Il faudrait l’expliquer aux jeunes d’aujourd’hui, cette affaire des deux cerveaux. Quand ils s’imaginent qu’ils pensent, ils se font des illusions. Le langage et la communication leur donnent l’illusion qu’ils sont en train de raisonner. Mais le cerveau archaïque est malin, et il sait aussi tricher. Il se camoufle derrière le langage, en imitant le cerveau cognitif. Il faudrait le leur expliquer.
Moi : Avez-vous une idée…
RLM : Paolo, je préfère que tu me tutoies, sinon…
J’essaie, et je reprends.
Moi : As-tu une idée de la raison pour laquelle les jeunes ont une telle sensation de menace face à ­l’avenir ? A bien y regarder, il y a eu des périodes historiques bien plus dramatiques que celle que nous vivons, y compris parmi celles que tu as connues.
RLM : Plus que la menace, ce qu’ils ressentent, c’est la précarité dans tous les domaines. Il est difficile de prendre conscience que notre comportement est très complexe, que notre cerveau est fait d’une infinité de composantes. Il est tout aussi difficile de voir dans toute catastrophe la possibilité d’un retournement. Peut-être suis-je une optimiste innée, mais je pense qu’il y a toujours quelque chose qui nous sauve. Les lois raciales, en 1938, en ce qui me concerne, ont été une chance parce qu’elles m’ont contrainte à aménager un laboratoire dans ma chambre à coucher. C’est là que j’ai commencé les recherches qui m’ont conduite par la suite à la découverte du facteur de croissance neuronale.

5. Hypatia

Hypatia vécut à Alexandrie d’Egypte, entre le IIIe et le IVe siècle après Jésus-Christ. Elle inventa l’astrolabe et le planisphère, et enseigna la philosophie sur les places et dans les rues de sa cité. Elle devint si populaire et si aimée qu’elle éveilla la jalousie de l’évêque Cyrille, qui la fit assassiner par une bande de chrétiens fanatiques. Hypatia fut mise en pièces – littéralement, puisqu’elle fut déchiquetée avec des tessons de poterie – et les lambeaux de sa chair furent brûlés sur la place publique.
Tout cela, je l’ai découvert après.
Mais quand j’ai demandé à RLM si la situation des femmes dans le domaine de la recherche est toujours aussi désastreux aujourd’hui que celle qu’elle avait décrite dans les années 1980 dans Elogio de ll’imperfezione (“Eloge de l’imperfection”, éditions Garzanti), elle me parle d’Hypatia, en tenant pour évident que je connaissais l’histoire de la mathématicienne d’Alexandrie.

Elle dit : “Depuis l’époque d’Hypatia jusqu’à nos jours, on a dit que, dans le domaine scientifique, l’homme est génétiquement supérieur aux femmes, mais il n’en est rien. Génétiquement, hommes et femmes sont identiques. Mais ils ne le sont pas du point de vue épigénétique, c’est-à-dire en ce qui concerne leur développement, car celui de la femme a été volontairement freiné. Dans mon livre Le tue antenate [“Tes ancêtres”, éditions Gallucci], je présente soixante-dix portraits de femmes qui furent des génies, en commençant par Hypatia. Elles ne sont pas nombreuses, c’est vrai, mais autrefois la culture n’était accessible qu’à une élite restreinte et aux femmes juives, parce que chez les Juifs la culture était tenue en telle estime qu’elle passait avant les différences de sexe.”

Et aujourd’hui ?

Elle dit : “Aujourd’hui, la situation est meilleure. Pas comme je le voudrais, mais elle est meilleure. Seulement, hélas, dans cette partie du monde que nous appelons ‘civilisé’. En Afrique, il y a des milliers de femmes intelligentes qui n’ont pas la possibilité d’utiliser pleinement leur cerveau. L’instruction est la grande tâche à laquelle je me suis attelée en Afrique [à travers la Fondation Rita Levi-Montalcini]. En quelques années, nous avons distribué 6 700 bourses d’études, qui couvrent les dépenses, de l’enfance à la formation postuniversitaire. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà quelque chose. Quand j’avais 20 ans, je voulais aller en Afrique soigner les lépreux. Quand j’y suis allée, j’étais déjà vieille, c’était pour soigner l’analphabétisme, qui est bien plus grave que la lèpre.”

Dans les pages de la brochure de l’EBRI et en parcourant les couloirs de la Fondation, j’ai vu surtout des noms de femmes. La plupart de celles que j’ai rencontrées sont très jeunes. Je demande s’il est facile pour elles de concilier leur vie de chercheuses et leur vie – que je n’arrive à définir que par cet adjectif, horriblement précis : familiale.

Elle dit : “Ce sont toutes des femmes extraordinaires. Certaines sont mariées, d’autres divorcées, d’autres vivent en union libre. Cela n’a aucune importance. Toutes sont excellentes. Et pourquoi donc ? Parce que les femmes ont été entravées pendant des siècles. Quand elles ont eu accès à la culture, elles ont été comme des affamées. Et la nourriture est bien plus nécessaire à l’affamé qu’à celui qui est déjà rassasié.”
On raconte qu’un jeune élève d’Hypatia en devint amoureux. La philosophe lui montra alors un tissu taché du sang des menstrues. Elle lui dit : “C’est donc cela que tu aimes, mon jeune ami. Cela n’a rien de beau.”

6. Longue vie au nerve growth factor

Elle dit : “Nous avons découvert que le NGF est présent aussi dans l’ovocyte et dans le spermatozoïde. Il est présent à toutes les phases de la vie. Nous avons montré que, si on administre un anti-NGF à des cobayes avant leur naissance ou immédiatement après, ils ne survivent qu’un très bref laps de temps. Le NGF est bien plus qu’une protéine à l’activité intense. C’est une molécule vitale. Sans elle, la vie s’arrête.”
La salle des cobayes est à l’étage inférieur. Les souris blanches, avec leurs cerveaux aussi petits que nécessaires, tournent en rond dans leurs cages, grimpent les unes sur les autres. Je demande à RLM comment faire comprendre aux gens l’importance des études sur le NGF.

Elle dit : “Nous avons déjà démontré à partir des expériences sur les souris que l’administration de NGF bloque la progression de l’Alzheimer. Le NGF pourrait également se révéler utile dans le traitement d’autres maladies neurodégénératives, telles que la maladie de Parkinson et la sclérose latérale amyotrophique. Mais produire du NGF de synthèse coûte affreusement cher, et les laboratoires pharmaceutiques ne le feront pas tant que nous n’aurons pas prouvé son efficacité.”

7. Cent ans d’avenir

Moi : En lisant tes livres, je me suis rendu compte que tu as une vision panoramique de la science, et que tu possèdes des compétences dans d’autres domaines, comme la physique et les mathématiques. Aujourd’hui, cela ne paraît plus possible.
RLM : Ce n’est pas un siècle qui s’est écoulé depuis ma naissance, mais tant de siècles ! Un développement technologique tel que celui d’aujourd’hui était impensable il y a cinquante ou soixante ans. Pourtant, la technique ne suffit pas. Il faut voir les choses plus largement. Les jeunes ont certainement de grandes capacités aujourd’hui, mais leur niveau culturel est assez bas.

Moi : L’âge, les responsabilités, et la reconnaissance des plus grandes instances n’ont-ils pas amoindri ta soif de découverte ?
RLM : Au contraire. Ils l’ont accrue. J’ai d’excellents rapports avec les jeunes qui travaillent ici, parce qu’ils sentent que je peux ajouter une chose fondamentale qui manque à leur formation : l’intuition.

Moi : C’est comment la vie, quand on a 100 ans ?
RLM : Ma vue a un peu baissé, et l’ouïe bien davantage. Pendant les conférences je ne vois pas bien les projections, et je n’entends pas très bien. Mais ma pensée est plus active maintenant que lorsque j’avais vingt ans. Que le corps fasse ce qu’il veut. Je ne suis pas mon corps. Je suis mon esprit.

Moi : Et quand le corps meurt ?
RLM : Quand le corps meurt, ce que l’on a fait nous survit, le message que l’on a porté.

Pause.

RLM : Paolo, comment vois-tu ton avenir ?
Moi : …
RLM : …

Moi : Je voulais encore te poser une question, sur ta manière de t’habiller. Ou trouves-tu ces vêtements si élégants que tu portes en toutes occasions ?
RLM : C’est mon point faible. Je n’ai jamais essayé de dissimuler mon âge : j’ai des rides et je ne les cache pas. Mais j’ai gardé cette pointe de vanité. Parfois, j’en souffre.
Elle rougit légèrement.
J’en jurerais.

Source : Courrier international

* Paolo Giordano est écrivain et physicien, né en 1981. Il a remporté le prestigieux prix Strega en 2008 pour son premier roman, La Solitude des nombres premiers (voir CI n° 920, du 19 juin 2008), devenu le succès littéraire de l’année dernière en Italie et qui est publié en France au Seuil.