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Chinna Marsamma, la force d’une révolution tranquille

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Mes mains qui n’étaient utilisées que pour balayer le sol signent aujourd’hui des chèques. Le seul outil que j’avais était une faucille [pour faucher la récolte]. Aujourd’hui je manipule facilement une caméra.
Chinna Narsamma, 42 ans. Pastapur Village, district de Medak, également en Andhra Pradesh, en Inde.

Qu’est-ce cela fait d’être une jeune femme dalit d’une famille d’ouvriers agricoles pauvres ? Surtout quand vos parents sont vieux, que vous avez à la maison une sœur abandonnée par son mari, une belle soeur que son frère vagabond a laissé sans soutien, avec le sida et cinq enfants. Comment s’en sortir avec tout ce fardeau qui tombe sur vos frêles épaules ? Sûrement on se sent misérable et conduite au désespoir.
Non pas, si vous êtes Chinna Narsamma. Cette remarquable femme de 42 ans a porté ce fardeau avec un courage incroyable et emprunté le chemin d’une lutte personnelle avec un sourire sur son visage. Depuis l’époque où elle était jeune et suivait sa mère dans les champs des propriétaires fonciers pour y travailler au désherbage et à la récolte, jusqu’au moment où elle a hissé une caméra sur son épaule et a voyagé dans des terres aussi lointaines que le Pérou et le Canada, Narsamma a parcouru un très très long chemin. Et quel voyage ça a été!

À 8 ans, quand les autres enfants allaient jouer, elle allait dans les champs pour désherber les cultures. À 12 ans, quand les autres enfants étaient occupés avec leurs études, elle recueillait frénétiquement des graines de neem sous chaque arbre du village et les vendaient aux commerçants locaux pour gagner un peu d’argent. À 15 ans, quand les autres filles étaient occupées par leurs rêves d’adolescentes, elle travaillait dans la construction en portant des paniers métalliques chargés de briques et escaladait de hautes échelles. Rien de tout cela n’entamait sa force. Une vie de luttes ne l’effrayait pas et lui offrait un défi à relever à chaque pas. Sa non-alphabétisation, une pauvreté écrasante, les dangers qu’elle devait affronter par le fait d’être une femme, et une dalit de surcroît, rien n’allait l’empêcher de se lancer dans un voyage pour trouver une nouvelle image d’elle-même : une femme pleine de dignité et de force, une femme qui, avec l’espoir dans les yeux et la détermination dans le cœur allait montrer au monde comment un destin individuel peut être façonné.

Chinna Narsamma est une personne extrêmement intelligente. Elle était la personne qui réfléchissait dans sa famille. Mais cela n’aidait pas à améliorer son statut, que ce soit dans sa famille ou dans sa communauté. En ce qui concernait son village, elle était juste « Adivappa Pilla ». « La fille d’Adivappa », une personne qui n’existait pas en tant que telle — jusqu’au jour où elle est devenue cinéaste. Un phénomène qui a changé totalement sa vie, et sa relation avec le reste du monde.

1996. L’année où la DDS [Deccan Development Society, une sociétée de dévelopment rural dans le District Medak en Andhra Pradesh] lançait un projet appelé LWF. [Learning Without Frontier – Apprendre sans frontières], en association avec l’UNICEF. Chinna Narsamma se trouva être l’une des dix femmes sélectionnées par leurs Sangams. [Associations des femmes des villages] pour faire partie de la formation vidéo, une partie intégrante du projet.

Cela pourrait être l’histoire de dix femmes et d’une caméra. L’histoire de la « Community Media Trust » de la Deccan Development Society. Pour DDS, LWF n’était pas un programme à sens unique où les citadins avec leur éducation formelle venaient transmettre des connaissances aux masses rurales. Nous avions réalisé chez DDS qu’en exagérant le rôle de l’alphabétisation dans le développement rural, les militants du développement ont probablement sapé les forces inhérentes et les compétences présentes chez les femmes rurales non alphabétisées. Cette insistance exagérée sur l’éducation formelle envoyait un message [probablement involontaire] qui disait aux gens que si vous n’êtes pas alphabétisé, vous êtes un citoyen de deuxième classe.

Si l’alphabétisation est un outil pour les populations rurales en vue de négocier avec le monde extérieur, nous avons pensé que la vidéo et la radio peuvent aussi être des outils que les gens peuvent utiliser avec beaucoup plus d’efficacité en raison de leurs compétences intrinsèques en matière de communication visuelle et auditive. En outre, nous croyions que, avec le genre de respect qu’inspirent les médias, si les femmes rurales pouvaient apprendre à les utiliser, leur statut dans la société pouvait augmenter de façon significative.

DDS, la Deccan Development Society est un organisme de développement rural volontaire qui travaille dans le Medak District de l’Andhra Pradesh. Il s’est donné pour objectif la clé du développement des gens marginalisés: le contrôle local et l’autonomie.
Cet objectif placé sur l’autonomie s’étend à un certain nombre de domaines:
autonomie dans la production alimentaire;
autonomie des semences;
autonomie des ressources naturelles;
autonomie par rapport aux marchés et
autonomie des médias.

Comme on peut le voir, l’autonomie des médias est à la fin de la chaîne d’autres autonomies que les femmes de la DDS ont réussi à atteindre ; mais c’est une autonomie puissante qui élève le terme d’autonomisation de plusieurs crans au-dessus de la compréhension normale de ce mot. Ce fut le contexte dans lequel Narsamma a commencé sa formation vidéo ainsi que neuf autres femmes.

Un beau jour de 1996, les dix femmes assises en cercle ont touché une caméra pour la première fois de leur vie. Elles tenaient une cassette vidéo en répétant le nom de la cassette plusieurs fois comme si c’était un Mantra ; elles ont alors commencé leur fascinant voyage vers leur autonomie. Bientôt, elles tenaient une caméra, la hissaient sur leurs épaules, regardaient à travers son objectif et en recevaient une nouvelle perspective d’elles-mêmes et des réalités de leur monde.

En huit mois, en 32 jours, elles avaient appris les zoom, les angles et le mouvement de la caméra, l’éclairage, le son et des rudiments de montage. Rapidement, elles ont commencé à faire des films qui traitaient du travail de leur communauté et de leur lutte pour établir leurs propre souveraineté sur les vivres et les semences, sur le contrôle des ressources naturelles, sur leur système de soins de santé, sur leurs enfants et sur nombre d’autres questions.

Chinna Narsamma a mené une lutte déterminée pour établir sa propre identité au sein de sa communauté, elle ne voulait plus être appelée simplement « Adivappa Pilla ». Elle voulait être connue sous son propre nom pour le travail qu’elle accomplissait. Sa transformation a été incroyable. En 2 – 3 ans, elle est devenue une camérawoman accomplie. Ses cadrages, son sens de la composition, son timing, tout portait la marque d’un cinéaste professionnel. Toutes ces compétences lui étaient naturelles. Elle avait à peine visionné une demi-douzaine de films avant ; et c’était pour leurs scénarios et non pour leur aspect technique. Elle n’était pas du tout au courant de la technologie derrière les histoires qu’elle avait vues à l’écran. À la fin de leur formation, les dix femmes ont pris l’engagement de ne pas utiliser ce nouvel outil pour en tirer un avantage commercial. Elles ont décidé d’utiliser leur caméra pour garder la trace des luttes de leurs communautés et les faire connaitre au monde extérieur et ainsi, aider d’autres groupes et institutions à faire de même.

En 2000, elles ont créé le « Community Media Trust » (CMT), probablement la première société de production de films en Inde qui soit totalement détenue, gérée et contrôlée par des femmes. Chinna Narsamma a été choisie comme l’une des cinq administratrices du premier film majeur de la CMT, intitulé « Notre Balwadi » (balwadi = une pré-scolarisation en milieu rural). Tournée de façon remarquable, cette histoire comparativement simple des deux familles a marqué la naissance de la première femme dalit cinéaste rurale du pays. Le film raconte l’histoire d’une famille qui envoie ses enfants à cette préscolarisation et d’une autre qui ne le fait pas. Les personnages n’étaient pas fictifs, mais des gens de chair et de sang. Les deux familles étaient personnellement connues de Narsamma. Sa capacité à filmer intimement leurs cuisines envahies de fumée, leurs petites huttes sales, leurs enfants se roulant dans la boue, leurs chamailleries et leurs pleurs incessants, a apporté un nouveau langage au cinéma. Son tournage a révélé à l’écran dans les moindres détails cette ambiance claustrophobique. Assise au même niveau que ses sujets, en utilisant ses genoux comme un trépied et entrant avec eux dans une conversation sans fard, Narsamma a trouvé ses propres armes pour décrire le vécu des femmes, et ainsi un nouveau cinéma féministe.

Le film a voyagé partout dans les 75 villages où la DDS fonctionne et est devenu un outil pour susciter le débat et sensibiliser les communautés sur le nouvel accent mis sur l’enfance. Le film a également atterri au Pays-Bas à la Fondation Bernard von Leer, qui avait financé les projets Balwadi de DDS. Il a transmis un visuel direct des actions menées dans une communauté aux bailleurs de fonds du programme. Depuis, Narsamma, avec ses sœurs du « Community Trust Media », a fait un certain nombre de films, non seulement pour sa propre communauté, mais aussi pour un certain nombre d’organisations nationales et internationales. Quelques titres : L’avenir de l’agriculture, Prajateerpu – le verdict du peuple, La gestion de la fertilité des sols par les agriculteurs dans les zones semi-arides en Inde, L’eau, La vie et les moyens de subsistance, Pourquoi les agriculteurs de Waragal sont-ils fâchés avec le coton transgénique ?, Dix femmes et une caméra, Une radio à elles, Un désastre à la recherche du succès: le coton transgénique dans les pays du Sud.

La plupart de ces films ont voyagés autour du monde dans les milieux du développement et Narsamma a visité plusieurs pays d’Asie du Sud: Népal, Bangladesh, Sri Lanka et Pakistan, elle s’est aussi rendu au Royaume-Uni, au Canada et au Pérou. Au Canada, elle était la seule camérawoman tandis que plus de 100 chaînes internationales avaient envoyé leurs cameramen remplir les rangs du palais des congrès à Victoria.
Elle a formé au travail de cinéaste d’autres femmes venant d’un milieu rural comme elle dans des pays d’Asie du Sud, au Pérou et dans des villages voisins du sien. Elle a été invitée à participier à plusieurs séminaires et discussions.

Elle a été invitée à un festival de films sur l’environnement organisé par Toxics Link à Delhi Quotes from the Earth et au Festival du film international de Mumbai à Mumbai en Janvier 2004. Elle a voyagé en Afrique du Sud, au Mali en Afrique de l’Ouest, en Indonésie et en Thaïlande pour filmer « Une catastrophe à la recherche du succès : le coton transgénique dans les pays du Sud ». Plus tard, elle s’est rendue au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, en Suède. Très peu de cameramen, même dans les médias traditionnels peuvent faire état d’un parcours aussi brillant. Tout cet honneur et ces distinctions auraient tourné la tête de la plupart des gens et les auraient rendu insupportablement arrogants. Mais Narsamma refuse de changer son attitude humble envers la vie. Chaque fois qu’elle parle en face de la caméra et se souvient de son passé pour le comparer à son présent, elle est saisie d’émotion et ses yeux se remplissent de larmes. Son présent ne modifie pas sa mémoire du passé. Par conséquent, elle refuse d’être éloignée de son peuple et de sa communauté. Elle mène une vie très frugale, est toujours en compagnie de ses proches, elle reste à leur écoute et pense à eux en permanence. Sa caméra lui a donné une nouvelle force, une nouvelle perspective et un nouveau courage, et grâce à elle, elle sait maintenant qu’elle n’est plus une personne vulnérable. Au contraire, grâce à son nouveau médium, elle peut s’attaquer aux vulnérabilités de son peuple et en témoigner avec force.

Source: la société Decan développement (DDS) – traduction Bouddhisme au féminin.

Voir aussi  Chandramma