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Dhammananda – La nonne combative

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En Thaïlande, Dhammananda est la seule femme a pouvoir se draper du civara, la robe de soie safran portée par les bonzes. Premiere femme bouddhiste ordonnée en Thaïlande, cette tout-juste sexagénaire tente d’instaurer un ordre monastique féminin dans son pays et d’y promouvoir l’égalité spirituelle des sexes.

En guise de salut, Dhammananda esquisse un signe bienveillant des yeux, qui adoucit fugitivement son regard pénétrant. La nudité de sa tête, intégralement rasée, dégage l’élégant ovale de son visage. En Thaïlande, elle est la seule femme a pouvoir se draper du civara, la robe de soie safran traditionnellement portée par les membres de la communauté monastique. Un privilège que lui vaut son ordination récente en tant que bikkhunni (nonne) selon la tradition theravada, l’école de pensée issue du boud­dhisme primitif .

Il y a plus de huit siecles, les bikkhunis disparaissaient d’Asie du Sud-Est. Privées d’ordre monastique consacré, les femmes thaïlandaises improvisent, aux alentours du XIIIème siecle, une congrégation religieuse de substitution: les Mae Chiis. Ces nonnes, au statut ambigu car non défini par le Bouddha, ni tout à fait laïques ni entierement religieuses, sont, de fait, exclues de la communauté monastique. « Les femmes deviennent des Mae Chiis parce qu’elles n’ont pas le choix. Celles qui vivent à proximité des moines sont considérées comme des domestiques chargées des taches ménageres. »

À la lumière des paroles proférées par le Bouddha, Dhammananda se fait l’apôtre de l’égalité spirituelle des sexes. Elle dénonce la perversion d’un systeme qui légitime l’infériorité des femmes sur le plan religieux. La dérive misogyne du bouddhisme, elle l’a étudié pendant plus de trente ans avant d’investir totalement sa personne, à l’âge de 54 ans.

Accomplíssement individuel de son chemin spirituel, son ordination est aussi le point de départ d’un ambitieux projet pour son pays: l’établissement d’une sangha (communauté) de bikkhunnis theravada en Thaïlande.

Accusée d’imposture

L’annonce de son ordination en 2001 sème la pagaille dans les rangs monastiques. Au coeur de la tourmente, Dhammananda se heurte a la réticence quasi unanime des vénérables bouddhistes. Accusée d’imposture, elle reçoit des lettres menaçantes et fait l’objet d’une enquête gouvernementale. « Quand j’ai été ordonnée, on m’a reproché de semer le trouble. Si mes censeurs sont confus, c’est parce que les moines de notre pays ont subi un lavage de cerveau depuis le début. Ils ont une compréhension faussée de l’ordination des femmes. »

La religieuse n’est pas du genre à mâcher ses mots, attitude d’autant plus surprenante que la discrétion et la retenue sont des qualités appréciées ici. Dans sa ligne de mire, le discours fataliste des autorités monastiques, selon lequel il est impossible de procéder à une ordination sans les descendants directs de la lignée originelle: toute rupture du líen de filiation (maitre-disciple) qui permet la transmission de l’enseignement et le renouvellement de la communauté est considérée comme définitive.

« La polémique concerne les conditions de mon ordination. D’après les règles de la vie monastique, l’ordination d’une femme nécessite la présence de cinq bikkhunnis et cinq bikkhus. Comme il n’existait pas de bikkhunni en Thaïlande, je suis allée au Sri Lanka. »

Dans ce pays, de tradition theravada, comme en Thaïlande, la résurrection de l’ordre des bikkhunnis est une réalité depuis 1996.

Présidente et cofondatrice de l’organisation internationale Sakyadhita (Filles de Bouddha) en 1993, Dhammananda est aux premieres loges pour y suivre l’évolution du mouvement bouddhiste féminin. Basée au Sri Lanka, l’association promeut le statut de bikkhuni et favorise l’accès à l’éducation des nonnes asiatiques. Trois ans plus tard, c’est sur le sol sri lankais qu’ont lieu les premières ordinations de bikkhunis theravada.

L’accomplissement spirituel de Dhammananda est le fruit d’une longue maturation entamée des l’enfance. «  Pour expliquer cette décision, je dois parler de ma mère. Quand elle est devenue Mae Chii en 1956, j’étais agée de 10 ans, la pleine ordination des femmes n’existait pas en Thaïlande. Au lieu de quitter la maison, comme e’est le cas traditionnellement, elle a transformé notre maison en temple. »

Enfant, la « fille du temple» reçoit une éducation bouddhiste poussée. Plus tard, brillante universitaire, elIe approfondit ses connaissances théologiques et rédige sa thèse sur un sujet qui lui tient à coeur: le statut des nonnes bouddhistes. « j’ai découvert a ce moment-la qu’il était possible pour ma mère de se faire ordonner a Taiwan, selon la tradition mahayana (2). Je l’ai accompagnée dans sa démarche. »

Dharnmananda est loin de se douter que son engagement en faveur des femmes bouddhistes et le service rendu à sa mere guideront ses pas jusqu’a sa propre ordination.

Quand Chatsumarn Kabilsingh, de son nom laïque, décide de prêter serment, c’est une femme accomplie, mère de trois enfants, et à l’apogée de sa carriere. Professeur de philosophie bouddhiste depuis vingt ans, responsable des études indiennes au gouvernement, elle affiche le profil type de la femme publique hyperactive qui multiplie les casquettes et assiste à nombre de conférences internationales.

Socialement engagée

Comme un juste retour des choses, c’est dans le temple de sa mère, le Wat Kalyani, que Dhammananda s’installe, un havre de paix propice à la méditation. Dans le petit village de Nakhon Pathom, à une cinquantaine de kilomètres du tumulte de Bangkok, la nouvelle prêtresse s’impose facilement auprès des habitants comme l’égale des moines.

Plusieurs fois par semaine, elIe parcourt les rues pieds nus, accompagnée de ses trois novices, pour l’aumône: les offrandes servent de repas pendant deux ou trois jours. Au coin des maisons, devant l’entrée des jardins ou en pleine rue, les fidèles attendent son passage aux premières lueurs du jour, munis de petits sachets de riz, légumes ou douceurs sucrées.

Deux fois par jour, la petite congrégation se réunit autour d’une statue de Bouddha pour prier. Pour vivre en bikkhuni digne de ce nom, Dharnmananda respecte les 311 préceptes édictés par le Bouddha, comme celui de ne pas manger apres 12 heures. Les contraintes de la vie monastique ne calment pas pour autant ses ardeurs et la sérénité qu’elIe affiche a plutót l’air d’une facade de convenance. Ordinateur portable, téléphone, piles de dossiers, le bureau où elle reçoit n’est pas celui qu’on imaginerait comme, étant celui d’une nonne.

«La majorité des gens pensent qu’une bonne nonne doit vivre à l’écart du monde. Etre bikkhuni ne signifie pas se replier sur soi­méme. Je crois que j’ai davantage de travail aujourd’hui que dans ma vie laïque. »

Cette « bouddhiste engagée », comme elle se qualifie elle-même, a tôt fait d’endosser le role de guide spirituel. Régulierement, elle reçoit des anonymes qui restent plusieurs nuits au temple: « C’est mon devoir d’aider les gens et de les recevoir. S’ils viennent avec une soufftance, je dois pratiquer la compassion et les écouter. »

Le Wat Kalyani est un lieu de passage: des femmes en retraite, étrangères curieuses, étudiants américains, journalistes qui la consultent a tout propos: « L’autre jour, la radio voulait avoir mon avis sur les femmes battues par leurs maris ivrognes. » Rien d’étonnant puisque la religieuse fait aussi entendre sa voix sur la place des femmes dans la société thaïlandaise.

Elle sait la portée sociale d’une communauté de bikkhuni, son impact positif sur l’image, parfois dégradée, des Thaïlandaises: «  Il n’existait pas de femme en Thaïlande, susceptible de représenter un modele sur le plan spirituel » Issues pour la plupart de milieux défavorisés et peu éduquées, les quelque 10000 Mae Chiis du pays ne sont pas en mesure de prétendre à ce rôle

« C’est parce que les femmes ne peuvent pas être ordonnées, et qu’elles ont une image négative d’elles-mêmes, qu’elles sont reléguées a l’autre bout du spectre [la prostitution].

Pourquoi la porte se fermerait t-elle aux femmes ordonnées, alors que celle qui mène a la prostitution est largement ouverte? »

Elle consacre l’essentiel de son temps à favoriser l’accès des femmes à la spiritualité. À commencer par l’enseignernent du bouddhisme, jusqu’ici réservé aux hommes.

Régulierement, le Wat Kalyani anime des formations théoriques. «Ce temple est le seul endroit qui offte la possibilité aux femmes de pratiquer et de recevoir une éducation spirituelle. » Obstinée, malgré la défiance du « haut clergé », la nonne ne doute pas un instant que son acharnement portera ses fruits. «J’ai confiance dans la société. Le changement arrivera. Je ne peux pas dire quand, mais ça viendra. » Sa patience est déja récompensée: l’une de ses novices vient de se voir ordonnée.

CIaire Sauvaire – le Monde des Religions Mai 2006 –