Accueil Enseignement du numero en cours Lingzhao part en premier – koan commenté par Catherine genno Pages Roshi

Lingzhao part en premier – koan commenté par Catherine genno Pages Roshi

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Un travail très important a été fait récemment par deux femmes américaines enseignantes dans la tradition Zen. Parmi plusieurs milliers de koans répertoriés en Chine, elles ont réussi à réunir 100 koans dans lesquels les personnages principaux sont des femmes. Elles ont ensuite demandé à 100 enseignantes actuelles de commenter chacune un koan. Ce livre de recueil de 100 koans a été publié en 2013 sous le titre « The Hidden Lamp. » (Wisdom Publications) Il n’a pas encore été traduit en français.

Voici le koan que j’ai choisi et moi-même commenté. Traduit de l’anglais pas Célin Vuraler.

Lingzhao part en premier

Quand il fut temps pour Layman Pang de mourir, il dit à sa fille, Lingzhao, « Va regarder le soleil et dis-moi quand il sera exactement midi. »

Lingzhao alla à la porte, regarda dehors et dit : « Le soleil a atteint le zénith, mais il y a une éclipse totale ! »

Lorsque Layman Pang sortit pour voir cet événement exceptionnel, Lingzhao alla s’asseoir sur le siège de son père, joignit ses mains paume contre paume et mourut.

Layman Pang l’observa depuis le seuil de la porte, puis sourit, et dit : « Ma fille m’a de nouveau devancé. »

Il attendit sept jours, puis mourut à son tour.

Quand j’ai lu cette histoire la première fois, je l’ai trouvée plutôt déroutante : elle semblait faire l’éloge d’une mort volontaire et peut-être même d’une compétition entre les deux pour savoir qui allait mourir le premier. Mais ensuite, j’ai vu, dans une résonance profonde, que ces deux personnes n’avaient aucune peur – ni peur de la mort, ni peur de la vie. Ils étaient libres.

Une fois dans ma vie, j’ai été au seuil de la mort. Je m’en souviens comme d’un moment de paix parfaite, une paix telle que je n’en avais jamais connue auparavant : il n’y avait plus de résistance, juste de la tranquillité. Tout était tel que c’était et tel que cela devait être. C’était comme suivre le courant d’une rivière, et se fondre dans sa fluidité. Tout était sans substance et tout était pourtant plus réel que tout ce que j’avais connu jusqu’alors.

J’ai survécu, et pendant un certain temps qui a suivi, je n’avais plus aucune peur. J’ai pu faire tout ce qui m’effrayait auparavant, et j’ai modifié beaucoup de situations dans ma vie. J’ai eu le courage de vivre pleinement parce que je n’avais plus peur de la mort. Puis peu à peu, la réalité est redevenue telle que je l’avais connue : de plus en plus solide. La peur aussi est revenue : la peur de la disparition de ce « moi », qui est si occupé à se solidifier parce qu’il est si peu sûr de la nature de son existence.

Lingzhao et son père n’ont pas de peur. Ils sont pleinement vivants jusqu’au moment où ils choisissent de mourir, en se défiant l’un l’autre de manière ludique, en exprimant dans une danse qui convoque même le soleil et la lune, leur complicité, leur amour l’un pour l’autre et la rencontre indéfectible de leurs deux esprits, de leurs deux coeurs.

Layman Pang vivait en Chine au VIIIème siècle. Il était tenu en haute estime par les différents maîtres Zen renommés avec lesquels il avait étudié. Lingzhao accompagnait son père dans ses pèlerinages, et ensemble ils allaient en quête d’enseignements, tout en débattant entre eux.

Dans cette histoire, Layman Pang est prêt à mourir et veut choisir l’heure exacte de son dernier souffle : midi ! Dans le zen, choisir l’heure et la posture de sa mort était considéré comme une marque d’accomplissement. Layman Pang demande à sa fille d’aller regarder le soleil et de lui dire quand il sera midi. Lingzhao va à la porte et lui signale qu’il est midi, mais qu’il y a une éclipse.

Y-avait-il vraiment une éclipse ? Ne disait-elle pas plutôt à son père : « Pourquoi te soucier d’une heure exacte ? Cela existe et cela n’existe pas ! Lâche prise de ce dernier attachement à la forme ! » Ou bien disait-elle : « Ne t’attache pas à la lumière, voici l’autre versant, la lune, qui éclipse le soleil, au-delà de la lumière. » Quoi qu’il se soit passé et quoi qu’elle ait voulu dire, elle en a profité pour prendre le siège de son père et mourir à cet endroit même.

Pourquoi voulait-elle mourir en premier ? Était-ce pour libérer son père de son dernier attachement, son attachement à elle ? Était-ce la marque ultime de son amour pour lui ? Que dire de la réaction de son père quand il se retourne et qu’il voit sa fille morte sur sa chaise ? Il sourit ! Comment peut-on sourire à la mort de son enfant ? Impensable ! À moins, bien sûr, que je ne choisisse de le voir comme la manifestation ultime de leur intimité, de leur appréciation et de leur amour l’un pour l’autre.  C’est d’ailleurs ce qu’exprime Layman Pang quand il dit : « Ma fille m’a encore devancé. » Au cours de toutes leurs pérégrinations, cela a toujours été son souhait le plus profond, que son enfant le dépasse, à jamais !

L’histoire dit qu’il a attendu sept jours avant de mourir. Pourquoi a-t-il attendu sept jours ? Était-ce pour honorer la manière de mourir de sa fille ? Était-ce aussi pour la pleurer comme un père pleure sa fille ?

Les derniers mots qu’il adressa à une personne venue s’enquérir de sa santé furent : « Je vous demande de considérer tout ce qui est comme étant vide, et de ne pas donner substance à ce qui n’en a pas. Adieu. Le monde n’est que reflets et échos. »

Il exprimait ce que Lingzhao avait également exprimé. Mais elle l’avait dit sans aucun mot.

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voir aussi « le koan de l’intime », interview à Sagesses Bouddhistes