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Ramène à toi tous les blâmes par Pema Chodron

Pema Chodron commente "le texte racine sur les sept points de l'entrainement de l'esprit" de Chekawa Yeshé Dorjé, qui contient 59 préceptes (qu'elle nomme "slogans" comme le faisait Chogyal Trungpa Rimpoche.) "Ramène à toi tous les blâmes" - commentaire de Pema Chodron: Ce "slogan" dit littéralement : « Ramène tous les blâmes en un seul point. » Chôgyam Trungpa insistait sur le fait que le point en question est l'ego.

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Pema-Chodron2Je voudrais vous parler un peu d’un autre « slogan » (précepte) « Ramène à toi tous les blâmes. » Quand nous disons comme dans le slogan précédent : « Lorsque le monde est rempli de maux », nous voulons dire : «Quand le monde est rempli des résultats de la fixation sur l’ego. » Quand le monde est rempli de fixation sur l’ego ou d’attachement à un résultat particulier, il y a beaucoup de douleur. Mais ces situations douloureuses peuvent être transformées dans la voie de la bodhi. L’une des manières de le faire est de ramener à soi tous les blâmes. Pour voir comment cela fonctionne, regardons ce que donne le fait de blâmer les autres.
J’ai demandé dimanche à quelqu’un de m’acheter le New York Times pour que je puisse voir ce qui arrive quand on se met à blâmer autrui. En Yougoslavie, la situation est très douloureuse. Les Croates et les Serbes s’assassinent les uns les autres, se violent les uns les autres et tuent des enfants et des personnes âgées. Si nous demandons à quelqu’un de l’un ou l’autre camp ce qu’ils veulent, ils nous répondront qu’ils veulent seulement être heureux. Les Serbes veulent simplement être heureux. Ils considèrent les autres comme des ennemis et croient que la seule manière d’être heureux consiste à supprimer la source de leur malheur. Nous faisons tous ce même raisonnement. Si, après, nous parlons avec ceux de l’autre camp, ils nous diront la même chose. Même chose en Israël pour les Arabes et les juifs. C’est vrai aussi en Irlande du Nord pour les protestants et les catholiques. C’est vrai partout, et c’est loin de s’améliorer. Dans tous les coins du monde, c’est la même chose.
Quand nous regardons le monde de cette manière, nous voyons que tout se ramène au fait que personne n’est jamais encouragé à ressentir l’anxiété, la nervosité, la vulnérabilité qui se cachent là-dessous, et c’est pourquoi nous croyons qu’accuser les autres est la seule façon d’agir. Il suffit pourtant de lire un seul journal pour voir qu’accuser les autres ne marche pas.
Nous pouvons aussi bien regarder nos propres vies : comment agissons-nous avec nos « Juans » et nos « Juanitas » ? Ce sont souvent ceux avec qui nous avons les relations les plus intimes. Ils réussissent vraiment à nous énerver parce que nous ne pouvons pas les semer en déménageant à l’autre bout de la ville ou en changeant de place dans l’autobus, ou tout ce que nous avons le luxe de pouvoir faire avec de simples connaissances que nous détestons aussi.
L’essentiel à retenir, c’est que si nous croyons qu’il y a la moindre différence entre la manière dont nous nous comportons avec ceux qui nous irritent et la situation en Irlande du Nord, en Yougoslavie, au Moyen-Orient ou en Somalie, nous nous trompons. Si nous croyons qu’il y a la moindre différence entre ça et les sentiments qu’éprouvent les autochtones envers les Blancs, ou les Blancs envers les Noirs ou toute autre situation analogue sur terre, nous nous trompons. Il nous faut commencer par nous-mêmes. Si tous les habitants de notre planète commençaient par eux-mêmes, nous verrions un énorme changement dans l’énergie agressive qui est la cause d’un tel holocauste généralisé.
« Ramène à toi tous les blâmes » ou « Accepte le blâme », si vous préférez, semble être un slogan masochiste. Il ressemble à : « Vous n’avez qu’à me taper dessus, réglez-moi mon compte et donnez-moi un coup de pied dans les dents. » Cependant ce n’est pas exactement le sens de ce slogan, vous serez sûrement content de l’apprendre.

On pourrait, par exemple, commencer à pratiquer « Ramène à toi tous les blâmes » en remarquant comment on se sent quand on accuse autrui. Qu’y a-t-il vraiment sous ces paroles et cette conversation disant à quel point quelqu’un a tort ou à quel point quelque chose va de travers ? Que sentons-nous dans notre ventre quand nous blâmons autrui ? Quand nous remarquons ce genre de choses, nous commençons d’une certaine manière à cultiver la vaillance aussi bien que la compassion et l’honnêteté. Quand les questions vraiment non résolues de nos vies affleurent, au lieu de chercher à fuir, nous commençons à nous intéresser et à nous ouvrir à ces parties de nous-mêmes.
« Ramène à toi tous les blâmes » est une instruction saine et compatissante qui court-circuite notre tendance irrésistible à critiquer toute personne autre que nous ; cela ne signifie pas que nous devons nous blâmer nous-mêmes au lieu de blâmer les autres. Cela signifie entrer en contact avec tout ce que signifie le blâme. Au lieu de nous protéger, de tout repousser, nous commençons à entrer en contact avec le fait qu’il y a un point très tendre sous l’armure et que le blâme est probablement une de nos armures les plus perfectionnées.
Nous pouvons prendre ce slogan au-delà de ce que nous pensons être un « blâme » et pratiquer en l’appliquant au sens large où quelque chose ne va pas. Quand nous sentons que quelque chose ne va pas, abandonnons le scénario et entrons en contact avec ce qui se trouve dessous. Nous pouvons remarquer que, quand nous renonçons aux mots, quand nous cessons de nous parler à nous-mêmes, il reste quelque chose, et cette chose a tendance à être très tendre. Au début cela peut sembler intense et vif, mais si nous ne reculons pas devant cela et si nous maintenons l’ouverture de notre cœur, nous découvrirons que, sous toute cette peur, il y a ce qui pourrait s’appeler une tendresse frémissante.
La vérité c’est que, même s’il existe des enseignements et des techniques, chaque personne doit trouver sa propre voie. Que signifie vraiment s’ouvrir ? Que signifie ne pas résister ? Qu’est-ce que ça signifie ? C’est le voyage de toute une vie que de trouver les réponses à ces questions pour soi-même. Mais ces enseignements et cette pratique nous aideront énormément.

Le tonglen est une technique de méditation qui consiste à absorber ce qui est négatif pour le restituer sous forme positive, cette pratique vise à dépasser nos peurs et à développer notre capacité d’acceptation des événements extérieurs. Sur l’inspiration du souffle, on prend sur soi avec compassion la souffrance d’autrui, une personne précise ou le monde entier; sur l’expiration, on redonne de la bienveillance et de la paix.

Essayez de laisser tomber l’objet de l’accusation ou l’objet de ce que vous croyez mauvais. Au lieu de lancer les boules de neige dans le paysage, on peut simplement jeter la boule de neige par terre et entrer en contact de manière non conceptuelle avec sa colère, sa vertueuse indignation, son sentiment d’en avoir par-dessus la tête, d’en avoir ras le bol ou tout autre sentiment du même genre. Si « Mortimer », « Juan » ou « Juanita » passent par là, au lieu de se parler d’eux à soi-même pendant les quatre jours suivants, on peut se taire. On peut se contenter de suivre l’instruction qui est donnée, remarquer qu’on se parle à soi-même et lâcher prise. C’est l’instruction shamatha-vipashyana de base – c’est ce que signifie abandonner l’objet. On peut à ce moment-là pratiquer le tonglen.
Si on n’entretient pas le feu de la colère ou le feu du désir véhément en se parlant à soi-même, alors ce feu n’a aucun combustible pour s’alimenter. Il atteint son maximum puis s’éteint. On dit que toute chose a un début, un milieu et une fin, mais quand on commence à blâmer autrui et à se parler à soi-même, il semble que les choses aient un début et un milieu mais pas de fin.
De manière assez surprenante, nous refilons la responsabilité aux autres et mettons tant d’énergie dans l’objet de la colère ou de tout autre sentiment, parce que nous avons peur que cette colère, ce chagrin ou cette solitude dure éternellement. Par conséquent, au lieu d’entrer directement en contact avec le chagrin, la solitude ou la colère, nous croyons que la méthode pour en finir avec tout ça est de faire porter la faute à quelqu’un d’autre. Il se peut que nous nous contentions de nous parler d’eux à nous-mêmes, ou bien nous pouvons carrément les battre, les flanquer à la porte ou hurler. Que nous utilisions le corps, la parole, l’esprit – ou tous les trois – quoi que nous fassions, nous croyons étonnamment que cela chassera la douleur. Au contraire, le passage à l’acte est ce qui la fait durer.

« Ramène à toi tous les blâmes » dit : au lieu de toujours blâmer autrui, prends possession du blâme, de la colère, de la solitude et entre en amitié avec eux. On peut utiliser la pratique du tonglen pour voir comment il est possible de déposer la colère, la peur ou la solitude dans le berceau de la bienveillance ; le tonglen peut servir à apprendre comment être doux envers tout ça. Pour être doux et créer une atmosphère de compassion, il est nécessaire d’arrêter de se répéter que tout va de travers – ou que tout va très bien, d’ailleurs.
Je vous mets au défi de faire l’expérience de laisser tomber l’objet de votre émotion, de faire le tonglen et de voir si en fait l’intensité du soi-disant poison diminue. J’en ai fait l’expérience, parce que je ne croyais pas que cela marcherait. Je ne croyais pas que cela pouvait être vrai, et comme j’en ai tellement douté, j’ai cru pendant un moment que ça ne marchait pas. Mais, à mesure que ma confiance augmentait, j’ai constaté que c’est effectivement ce qui se produit – l’intensité du klesha (klesha = souillure mentale) diminue, ainsi que sa durée. Cela se produit parce que l’ego conmence à s’aérer. Ce grand moi bien solide – « J’ai un problème. Je suis seul. Je suis en colère. Je suis accro » – commence à s’aérer quand on renverse la vapeur et qu’on se réapproprie ses propres sentiments au lieu de faire des reproches à autrui.
Le « toi » dans « Ramène à toi tous les blâmes » est la tendance à vouloir se protéger soi-même : la fixation sur le moi. Quand on ramène tous les blâmes à cette tendance en s’avouant ses sentiments et en les ressentant à fond, le MOI monolithique constant commence à se détendre, parce qu’il est fabriqué d’opinions, d’humeurs personnelles et d’un tas de matériaux éphémères, mais aussi vifs que convaincants.

Je connais un jeune Latino-Américain de Los Angeles d’une quinzaine d’années. Il a grandi dans un milieu violent et a appartenu à des bandes dès l’âge de treize ans. Il était vraiment intelligent et, croyez-le ou non, il s’appelait Juan. Il donnait l’impression d’être un vrai salaud. Il était dur, parlait d’un ton hargneux et il se trimbalait en cherchant vraiment noise à tout le monde. On avait l’impression qu’il n’avait pas d’autres atouts : son monde était si dur que sa seule manière d’y survivre était d’agir comme le pire des salauds.
Il faisait partie de ces gens qui rejettent carrément tous les blâmes sur les autres. Si vous lui posiez une question banale, il vous disait de foutre le camp. S’il pouvait faire du tort à quelqu’un, il ne s’en privait pas. D’un côté, c’était une sacrée calamité, mais d’un autre il avait du flair et de la classe. L’impression qu’il donnait était toujours mitigée : on le détestait et on l’aimait. Il dépassait les bornes, tout en étant pétillant et drôle, mais il était aussi méchant – il frappait les gens et les bousculait. On savait que ce n’était rien comparé à ce qu’il avait l’habitude de faire chez lui, où on s’entre-tuait à qui mieux mieux.
On l’a envoyé à Boulder, au Colorado, pour le faire changer d’air et lui offrir un bel été dans les Rocheuses. Sa mère et d’autres personnes essayaient de l’aider à acquérir une bonne instruction pour qu’il se sorte du monde cauchemardesque dans lequel il était né. Les gens chez qui il habitait étaient plus ou moins membres de la communauté bouddhiste et c’est ainsi que j’ai été amenée à le connaître. Un jour, il est venu à une activité à laquelle participait Trungpa Rinpoché et, à la fin de cette rencontre, Trungpa Rinpoché s’est mis à entonner l’hymne de Shambhala. C’était toujours une expérience terrible pour nous tous, sauf pour lui, parce que, pour une raison ou une autre, il adorait chanter l’hymne de Shambhala d’une voix haut perchée, grinçante et cassée.
Cette activité avait lieu en plein air. Pendant que Rinpoché chantait dans un micro et que le son portait à des kilomètres à travers les plaines, Juan s’effondra et se mit à pleurer. Tous les autres se sentaient mal à l’aise ou gênés, mais Juan, lui, se mit simplement à pleurer. Plus tard, il nous a confié qu’il pleurait parce qu’il n’avait jamais vu personne d’aussi courageux. « Ce type, il n’a pas peur d’être pris pour un imbécile. » Ce moment a été un tournant capital dans sa vie parce qu’il s’est rendu compte que, lui non plus, n’avait pas à craindre d’être pris pour un imbécile. Tout ce personnage, toute cette aigreur servaient à protéger sa vulnérabilité, et il pouvait les abandonner. II était si vif et intelligent qu’il avait reçu le message. Sa vie a changé du tout au tout. Aujourd’hui il a terminé ses études et, de retour à Los Angeles, il aide les enfants.

Au fond, nous avons tendance à ramener tous les blâmes à « Juan », parce que « Juan » est tellement odieux. Nous ne sommes pas encouragés à entrer en contact avec ce qui se trouve sous tous nos mots de haine, de désir véhément et de jalousie. Nous nous contentons de les mettre en action tant et plus. Mais si nous mettons en pratique ce slogan et ramenons tous les blâmes à nous-mêmes, l’armure de notre fixation à l’ego s’affaiblira et le point sensible en nos cœurs émergera. Nous aurons peut-être l’air idiot, mais cela ne doit pas nous faire peur. Nous pouvons entrer en amitié avec nous-mêmes.

Source : La Voie commence là où vous êtes