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De l’importance de ne pas donner naissance à la violence par Simone Jiko Wolf

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De l’importance de ne pas donner naissance à la violence

Tout change, tout est impermanent, c’est un point fondamental de l’enseignement du Bouddha. Aujourd’hui, la conscience de la violence, qu’on en soit victime, acteur ou spectateur, force est de constater qu’on la perçoit au quotidien, et non seulement sur les écrans de télévision…. On peut certes être tenté de la concevoir comme lointaine, comme un fait des sociétés organisées ou non, des centres urbains, des ethnies, des religions… comme la conséquence de la mondialisation, de l’économie, des rapports de pouvoir…. bref… des autres….. Il est plus difficile de l’observer dans notre vie, notre environnement, notre famille, notre cadre de travail, nos relations…… et encore plus difficile de la reconnaître en nous-mêmes…… Or, même si cet exercice est ardu, il nous faut reconnaître que la violence est inhérente à la nature humaine, tout comme elle l’est à la vie en général. Dans la nature, la survie et l’évolution sont intimement dépendantes de la violence : manger ou être mangé, agresser ou se défendre…..

Comment dès lors postuler que la vie humaine puisse en être exempte ? Le fait que toute société s’organise autour d’un corpus de règles pour la réprimer démontre bien son caractère intrinsèque. Ces modes de régulation sont-ils devenus insuffisants, impuissants à juguler l’ampleur d’une gangrène qui semble être en expansion ? Aucune formation ne naît du néant. La société dans laquelle nous vivons est celle que créons et, aujourd’hui, nous fait souffrir, souvent d’une manière insidieuse et habile… elle rompt non seulement le lien à l’autre et à soi-même, la compassion, mais elle pousse aussi chacun à un narcissisme aigu et, à cette fin, à la négation même de l’être…. Elle nous éloigne de notre humanité !

Les expressions de la violence sont aussi nombreuses que subtiles : il est certes aisé de constater la violence dite active, à l’égard d’autrui : la brutalité physique, l’intimidation, le harcèlement psychologique et/ou sexuel, l’abus de pouvoir, l’insulte….. la parole dure, le geste menaçant, le regard méprisant….. mais que dire de la violence invisible, silencieuse, infiniment plus toxique et redoutable, à savoir l’indifférence, le regard qui traverse l’autre comme s’il n’existait pas, l’absence de mots et de communication, l’exclusion, l’utilisation de l’autre à des fins personnelles…..  Que dire encore des mécanismes de projection, des catégories et jugements dans lesquels nous enfermons l’autre….  Une manière de « tuer » l’autre… et soi-même…..  Car, d’un point de vue bouddhiste, il n’y a pas séparation entre l’autre et soi, entre l’extérieur et l’intérieur. Il n’y a pas de dualité. Tuer l’autre revient à tuer sa propre humanité.

Au chapitre Busshô du Shôbôgenzo[1], l’Eveillé Shakyamuni dit : « Tous les êtres sont la nature de l’Eveillé qu’il-y-a en totalité. L’Ainsi-Venu demeure en permanence, sans qu’il y ait ni changement ni mutation ».

Chacun a donc la potentialité de réaliser l’état de bouddha dans sa vie. « Seul l’être humain peut devenir un être humain, seul l’être humain peut devenir Bouddha » , dit Maître Dôgen.

Que signifie vivre comme Bouddha ? Selon l’enseignement de l’Eveillé, notre pratique est précisément la mise en mouvement de cette non-dualité, l’abandon de toute discrimination et de tout attachement, la résonance avec tous les êtres.

Elle permet d’éclairer l’origine de la souffrance, des trois poisons que sont la colère, l’avidité et l’ignorance. Si l’on revient à notre véritable nature, il n’y a plus de violence possible. Les préceptes bouddhiques recommandent en effet de : « ne pas tuer, ne pas…… ».  Ces « NE PAS….» ne sont pas des interdits, malgré leur apparence. C’est bien davantage la constatation que, dans le monde de Bouddha, ou en d’autres termes dans la mesure où l’on « actionne » notre nature de Bouddha, nous ne faisons pas exister la dualité. Dans le monde de Bouddha, il  « N’Y A PAS »…

La pratique du bouddhisme est la voie du salut, la voie de la libération, celle-ci résidant dans le fait de vaincre les causes de la souffrance. Elle  permet de conscientiser les trois poisons à l’origine de la souffrance et d’en extirper progressivement les racines de notre cœur/esprit : tout d’abord la peur (frustration/colère qui nourrit la violence,) ensuite l’avidité  (désir insatiable), enfin l’ignorance de notre vraie nature (qui obscurcit l’amour et la compassion, ce qui transgresse le premier précepte « ne pas tuer »). Elle permet, jour après jour, de se laisser imprégner, transformer. Les vertus peuvent alors plonger leurs racines de plus en plus profondément dans la terre de Bouddha et porter de beaux fruits.

Pratiquer la Voie du Bouddha, c’est revenir constamment à notre présence, ici et maintenant

La Voie du Bouddha nous permet de nous éveiller, de nous « réveiller », de sortir de notre aveuglement, de nos illusions, des pièges de tout fanatisme aussi séduisant qu’il puisse paraître… Le Bouddha disait : « Ne croyez pas… faites l’expérience par vous-même…. soyez votre propre lampe…. ».  La Voie du Bouddha n’est pas le temps de la peur, de la colère, de la soif, ni de tout ce qui pousse l’être humain à ériger des barricades, à construire des murs (du mur d’Hadrien à la muraille de Chine, en passant par les barbelés de Hongrie…). La Voie du Bouddha est le temps du silence, du retour à ce que Taisen Deshimaru appelait « la condition normale », temps consacré à la connaissance de soi, à la clairvoyance, à l’absorption…. c’est le temps de la sagesse et de la compassion….

Pratiquer la Voie du Bouddha, c’est revenir constamment à notre présence, ici et maintenant, à tout instant et en tout lieu. L’instant présent est l’expression de notre pratique. La conscience de l’instant présent nous connecte avec notre réalité de Bouddha.  IL N’Y A PAS… on ne donne pas naissance.

L’environnement exerce bien sûr une influence déterminante sur notre aptitude à vivre notre vie quotidienne dans la non-violence. Ainsi, au Japon, les temples bouddhistes zen ont-ils une architecture et une langue, toutes imprégnées de l’influence chinoise, qui invitent au retour à un esprit paisible. L’esthétique de la simplicité, épurée de tout superflu… Un environnement bien sûr a priori très différent en Europe, où les temples ont été édifiés à partir d’un château, d’une hacienda, d’un hôtel, d’un grand local en ville, d’une jolie maison…. Mais l’état d’esprit y est le même… tout, dans l’atmosphère qui y règne, invite à la douceur de l’esprit, au recueillement.  Ainsi, comme un voyageur dépose sa valise, le pratiquant peut-il se laisser saisir par l’atmosphère et « déposer son histoire personnelle» à la porte du temple… sachant qu’une pratique sérieuse ne dépend en définitive ni de la taille de la sangha, ni du nombre de bâtiments d’un temple…[2]

Selon Me Dogen[3], en se laissant imprégner par l’enseignement et l’écoute de la parole de l’éveil, l’être humain aspire à faire le bien et à éviter les mauvaises actions et toute sa pratique l’y aide. Il arrive alors que les mauvaises actions (shoaku) ne se réalisent plus (makusa) et, aussitôt, la force de la pratique se réalise comme présence.  C’est la force du « comme si…. ». On fait advenir une réalité qui n’existe pas encore. Me Dogen utilise pour cela une magnifique expression : « Alors que l’âne n’est pas encore passé, arrive déjà le cheval ». Parce que cette parole de l’éveil « Ne pas…. » qui au début apparaît comme un interdit (donc comme une négation de la liberté) fait effectivement advenir la liberté du non-faire.

Certains rituels de la pratique de la Voie du Bouddha nous permettent d’aller au-delà d’un point de vue dualiste s’agissant d’actes a priori violents. Ainsi, l’acte de manger, par exemple, qui implique toujours le « sacrifice » d’une autre forme de vie, qu’il s’agisse de riz, de légumes ou de viande. Mais, dans notre pratique de Gyohatsunenju (chant des sutras lors des repas), dans la mesure où nous sommes conscients et reconnaissants de ce que nous recevons et n’en abusons pas, l’acte de manger n’est plus fondé sur la violence, mais sur le respect et la reconnaissance du don. Il en va de même de l’usage du kyosaku, (bâton d’éveil) dont l’expérience peut être perçue par un tiers comme un acte violent, alors que, pour un pratiquant du zen, ce rituel est une aide précieuse, une expression de la compassion de bouddha à bouddha.

 

Ainsi, « Ne faites pas de mauvaises actions » n’est autre que la vraie Loi de l’Eveillé. Dogen illustre ceci par l’exemple suivant :

Le disciple : « Maître, quelle est l’arcane de la loi de l’Eveillé ? »
Le Maître : « Ne faites pas de mauvaises actions, pratiquez les bonnes actions ».
Le disciple : « Si ce n’était que cela, même un petit enfant de 3 ans arriverait à le dire ».
Le maître : « Même si un petit enfant de 3 ans arrivait à le dire, un vieillard de 80 ans n’arriverait pas à le pratiquer ».

En conclusion, pour Me Dogen, c’est bien par la force de la pratique que doit s’opérer la transformation du sens premier des préceptes « Ne pas…. » à leur sens second de la liberté souveraine  « Ne se faire plus….. ».

Jiko Simone Wolf

Article paru dans la Revue Zen de L’association Zen Internationale, n°97, février 2016 2016

[1] Yoko ORIMO, Me Dogen, Shôbôgenzo, La vraie Loi, Trésor de l’œil, Traduction intégrale, Tome 3, Editions Sully, 2005
[2] Shôaku OKUMURA, Eihei Koroku (Dogens’s Extensive records) volume 2, Dai sô rin
[3] Yoko ORIMO, Me Dogen, Shôbôgenzo, La vraie Loi, Trésor de l’œil, Traduction intégrale, Tome 1, Editions Sully, 2005

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