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Le Karma par Alexandra David-Neel

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(Extrait de son ouvrage : Le bouddhisme du Bouddha)

« … Ce sera une chose difficile à comprendre que la loi de Causalité,
l’enchaînement des causes et des effets… »  (Mahâvagga)

Rouedelavie
La roue de la vie

Le problème, qui semblait au Bouddha d’une démonstration et d’une compréhension si ardue qu’il le fit hésiter au seuil de son apostolat, est demeuré aussi malaisé à saisir et à pénétrer  qu’il l’était à son époque. Comment le Tathâgata concevait-il,  lui-même, cette doctrine hindoue du Karma à laquelle il s’était  rallié ? Nous ne devons guère espérer faire la lumière sur ce  point.

Dans les nombreux passages où la question est agitée,  tout au plus pouvons-nous puiser quelques indications sur la  manière dont ses disciples avaient compris les instructions entendues de sa bouche.  Parmi les interprétations multiples, il semble, pourtant, qu’un  fil ténu serpente, propre à nous servir de guide. Non pas qu’il  puisse nous inspirer la certitude, ou même la simple espérance de pénétrer le secret d’une théorie dont l’esprit clairvoyant  d’un Bouddha est, peut-être, seul apte à embrasser la  complexité, mais susceptible, cependant, de nous permettre  d’écarter les erreurs trop grossières, d’entrevoir quelques clartés  lointaines.   

La doctrine du Karma domine toute la philosophie hindoue.  Bien avant l’époque du Bouddha elle avait inspiré de longues  et subtiles controverses entre les Brâhmanes et, de nos jours,  les Védantistes, comme les Bouddhistes, lui donnent une place  prépondérante dans leur enseignement. Karma a, en sanskrit, le sens d’action. Dans sa signification  générale ce terme se rapporte à la loi de Causalité, dont une  adaptation religieuse a fait la loi de la rétribution morale.  

Il n’y a pas d’effet sans cause. Toute manifestation dans le  domaine physique ou mental procède d’actions antérieures et  est, elle-même, l’origine de manifestations ultérieures. Toutes  les formations de la matière tangible ou de l’intelligence ne sont  que les anneaux d’une chaîne sans fin dans le passé comme dans  l’avenir, continuant, à l’infini, la série des causes et des effets  s’engendrant perpétuellement.  

Cette conception, relativement nouvelle, dans la philosophie  occidentale, remonte, chez les Hindous, à une antiquité considérable. Elle forme la base de leur croyance et nous la voyons  percer sous toutes leurs théories religieuses, alors, même, qu’une  interprétation faussée les jette dans l’extravagance. C’est d’elle  qu’est née la doctrine du salut conquis par l’être humain lui-même  et d’elle aussi que procède celle, si mal connue par nous, des  pouvoirs magiques, des siddhis complètement différents, en leur  essence, de nos « miracles ».  

La théorie du Karma étant pré-bouddhiste, on la considère  comme adoptée par le Bouddha et, à ce titre, l’on néglige volontiers de lui donner l’importance qu’elle a, réellement, dans son  enseignement.  Il est vrai que Karma n’est pas une création originale du  Bouddhisme au même titre que les « Quatre Vérités » ou le  «Sentier aux huit Embranchements », mais ni l’une ni l’autre  de ces notions n’eût pu exister sans la base qu’elle trouve dans le  Karma. Supprimez la foi en la loi immuable de la Causalité et  tout l’édifice bouddhique s’écroulera.  

C’est parce qu’il était imbu d’une foi profonde en elle, que  Siddartha Gôtama a pensé comme il a pensé, agi comme il a  agi, parlé comme il a parlé. Depuis le jour où il quitte sa  demeure pour chercher la Cause de la Souffrance et le Moyen  de détruire cette Cause pour en détruire les Effets, jusqu’aux  dernières heures de son existence, alors qu’il répète, aux disciples qui l’entourent, cette phrase que l’usage a perpétuée sur  les lèvres des Bouddhistes: «La dissolution est inhérente à  toutes les formations », toute sa prédication a sa racine et puise  sa raison d’être dans la théorie du Karma.  «Toute manifestation est engendrée par des causes antérieures et donne, à son tour naissance, à de nouvelles manifestations.» La formule est simple, limpide et ne paraît pas devoir  entraîner des développements bien compliqués. Il en est, en  effet, ainsi si l’on se borne à poser un principe général sans  chercher à entrer dans le détail de ses applications particulières.  La difficulté surgit lorsque l’on prétend suivre la marche de la  loi de Causalité à travers le réseau emmêlé des actions et des  réactions ; elle devient insurmontable si l’on prétend la faire  entrer dans le cadre d’idées religieuses ou morale et l’asservir à  celles-ci.  

Dans un pays où chacun donnait une adhésion sans réserve  au principe déterministe et voyait son action dans les moindres  faits de l’existence, les foules possédées, comme partout, du  besoin de justice et de justice selon la notion de leur cerveau  fruste, devaient mettre à une dure épreuve les moralistes obligés d’opérer, à leur usage, la conciliation de deux théories, non pas  inconciliables par essence, mais dont l’action, trop vaste pour  que nous puissions l’embrasser, se déroule dans l’infini de lointains inaccessibles à nos investigations.  

Les êtres humains ne sont pas tellement différents d’une latitude  à une autre qu’une pensée familière à un peuple puisse être  totalement étrangère à un autre, alors que cette pensée porte  sur le fond commun des problèmes de la vie. Beaucoup aussi,  en Occident, se sont demandé la cause des divergences mentales,  physiques, sociales entre les individus : pourquoi suis-je né dans  telle famille ? Pourquoi ai-je telle stature, telle infirmité, telle  aptitude, tel défaut ?… Mais chez nous on ne s’est guère appesanti sur l’interrogation. Le mystère de la volonté de Dieu, plus  tard la loi de l’hérédité ont suffi à contenter des gens dont la  curiosité était loin d’aller jusqu’à l’angoisse.

L’Inde, au contraire,  tourne et retourne le problème depuis des siècles et la réponse  définitive ne semble pas encore trouvée : — La volonté de  Dieu ?… L’Inde ne croit pas à un Javeh anthropomorphique et  tout-puissant. Ses Dieux y sont, comme tous les êtres, soumis à  l’impermanence, à la loi de causalité. — Les théories modernes,  atavisme, hérédité que sa jeunesse lettrée rapporte de nos universités ?… Elles lui semblent de petites parcelles de son antique  doctrine du Karma…   L’expression employée dans cet exposé de la doctrine bouddhique  revient une fois de plus : «Par delà ». Karma, aussi, est une  doctrine du « par delà » et comme la sagesse bouddhique est  par-delà le Bien et le Mal, Karma, loi de l’existence, est par-delà  la Justice (au sens de nos conceptions humaines limitées).  

Ce fait, ainsi que la difficulté de relier entre elles, les différentes manifestations karmiques a dû être saisi de bonne heure,  mais il est un autre point qui, déjà chez les Brâhmanes, constituait une difficulté beaucoup plus sérieuse.  Notre conception de l’être humain fait en deux parties : l’âme et  le corps, la première immortelle, le second s’anéantissant à la  mort, nous rendrait relativement aisée la solution si peu  commode à résoudre pour les philosophes orientaux.

En supposant que nous admettions la transfiguration — ce qui est la seule  façon possible de concevoir l’existence pour l’être humain adhérent au principe, très vieux chez les Hindous: «Rien ne se  crée, rien ne se perd, tout se transforme » – nous n’aurions  qu’à faire promener, à travers l’univers, une entité, toujours  identique, se revêtant de formes diverses, s’enrobant de matière  différente, dans les phases successives de son existence, Cet  immuable ego se verrait, suivant l’impulsion que lui donneraient ses propres actes, entraîné vers telles régions, telles formes  d’être, amasserait, autour de lui, tels ou tels éléments correspondant à des facultés spirituelles ou mentales, des dispositions  heureuses ou des vices.  

C’est bien sous cet aspect que la masse des Hindous  a toujours considéré l’œuvre de Karma et, bien que chez les  Bouddhistes l’âtman qui, dans la philosophie brâhmanique,  pouvait jouer, pour l’ignorant, le rôle de ce que nous appelons  l’âme, soit complètement éliminé et considéré comme la plus pernicieuse des illusions, la grande masse de ceux qui se déclarent  disciples du Bouddha n’a jamais cessé de l’envisager de même.  

Pourquoi cet être humain est-il sourd ? – Parce que, dans l’une de ses existences antérieures il négligeait d’aller entendre prêcher la bonne Doctrine, ou qu’il se complaisait à ouïr des propos impurs, frivoles, malveillants… Ce malheureux dénué de  tout est un ex-avare qui fut sans compassion pour la détresse  d’autrui… Ce faible d’esprit fut un être humain doué d’une intelligence supérieure qui, au lieu de se livrer à l’étude, gaspilla, dans  la paresse, ses heureuses facultés…  Cependant, même chez les fidèles peu doctes en la Loi, perce  une certaine idée de la complexité du Karma : tels actes portent  leur fruit dès cette vie, tels autres ne viennent à maturité  qu’après une longue série d’existences successives. Certaines  conséquences défavorables sont neutralisées ou modifiées par  l’effet d’autres conséquences favorables et réciproquement. Il en  résulte que la vie de chacun renferme des événements heureux  et des événements pénibles, que l’ensemble physique et moral  de l’individu comprend des laideurs et des beautés, de bonnes  et de mauvaises dispositions. La note dominante est plus ou  moins fortement accentuée, dans un sens ou dans l’autre, mais  le mélange existe toujours.  

Cependant, tout cela demeure croyances vulgaires de pauvres  esprits. L’orthodoxie bouddhiste ne connaît point l’âme  immuable promenant une personnalité toujours identique, au  milieu des transformations incessantes de la matière et, dès  lors, le rôle du Karma se complique singulièrement. …/

Il est, toutefois, à remarquer que les plus anciens ouvrages  du canon orthodoxe parlent peu du Karma. La façon rigoureuse dont l’enseignement originel soutenait les théories de  la non-personnalité et de l’impermanence ne lui permettait  pas de tirer de la loi de Causalitê une notion de rétribution  morale individuelle, celle-ci exigeant comme base logique la  permanence d’une personnalité consciente.


D’autre part, c’est  lorsque l’idée de cette personnalité permanente commence à  réapparaître, dissimulée sous de vagues compromissions, que  la question de la rétribution des œuvres prend une place de plus  en plus large dans les préoccupations des docteurs du Bouddhisme.  

Les Questions du Roi Milinda nous fournissent, encore, un  tableau intéressant du choc de ces deux théories et des problèmes connexes qu’elles entraînent. Bien que l’ouvrage ait  été composé dans un but d’apologétique, les questions sont  souvent mieux établies que les réponses qu’elles suscitent et  quelque grande que soit l’habileté du controversiste elle demeure  impuissante à concilier, sur le terrain où il se place, les éléments de deux doctrines disparates : …/

 La vie ne comporte pas une série  d’événements posés les uns à côté des autres, elle est un tout,  un mélange où toutes les causes et les effets s’enchevêtrent.  Nâgasenâ ne l’ignorait point et c’est ainsi qu’en dehors de la  part qu’il attribuait à l’action directe du Karma individuel, il  était conduit à envisager le Karma familial, celui de la race  ou, pour nous exprimer en termes modernes, les influences  héréditaires et ataviques, en même temps que les effets de  l’éducation.  « Imaginez que quelqu’un achète un vase de lait à un gardeur  de troupeau et s’en aille en laissant le vase à ses soins, disant:  ,, Je reviendrai demain », et le jour suivant, le lait se caille.  Quant l’acheteur revient, on lui offre le lait caillé mais il le refuse,  disant: « Ce n’est point du lait caillé que je vous ai acheté,  donnez-moi mon vase de lait. » Mais le gardeur de troupeau  réplique ; « Sans que j’y sois pour rien, votre lait est devenu du  lait caillé. »  Voici bien démontrée la relation entre la cause et l’effet,  leur parenté, leur identité foncière, malgré les aspects très  différents qu’ils peuvent revêtir et en dépit de l’individualité  distincte attribuée à chacun d’eux.

Mais tout ceci n’explique  point l’action d’une équitable rétribution donnant à nos actes  une sanction morale par les fruits que nous en récolterons en  d’autres existences ou, à l’inverse, nous assurant que les circonstances heureuses ou pénibles de notre vie présente sont  l’aboutissement de l’œuvre à laquelle nous avons personnellement travaillé dans l’infini des temps passés.   

Cette dernière idée ne doit pas se chercher dans le Bouddhisme. Elle ne s’y trouve point. Lorsqu’il nous semblera l’y  rencontrer, nous pourrons nous dire, en toute certitude, ou  que nous nous trouvons en face d’un enseignement en désaccord avec la doctrine originelle, ou que nous saisissons mal la  signification d’un passage obscur, prêtant à l’équivoque.  

Il ne  peut y avoir place pour une justice distributive personnelle,  pour une rétribution directe et individuelle, dans une philosophie qui nie la permanence et la réalité substantielle de la  personnalité.*  

Karma, dans l’acception populaire de balance des récompenses et des châtiments, ou suivant celle que certains Théosophes ont acclimatée en Occident, est un non-sens au point  de vue bouddhiste.  L’œuvre et ses suites, l’action et ses conséquences, la Loi de l’enchaînement indéfini des Causes et des  Effets (Karma-Vipâka), voilà ce qu’a simplement enseigné le  Bouddhisme sans tenter d’y introduire cette notion de justice  égoïste qui nous hante et qui, mesurant les choses à la mesure  étroite de cerveaux qu’égare l’illusion du « Moi », paraît, parmi  l’immensité des vues de la philosophie hindoue, une bien  puérile manie.   

 

* Ce qu’il ne faut pas entendre dans le sens qu’il est indifférent que  nous commettions n’importe quels actes. Bien au contraire, le Bouddhisme  enseigne que l’on n’échappe jamais aux conséquences des actes commis.  L’un des buts de la méditation bouddhiste est, précisément, en brisant la  notion étroite du « moi », de faire saisir, sous un acte plus large, le jeu  des actions et des réactions dans l’univers et la manière dont notre  « moi » impermanent y participe.