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Il manque cent millions de femmes en Asie

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En relation avec le thème de ce numéro sur la rencontre entre Orient et Occident, un article de Isabelle Attané, démographe et sinologue.

Vers le célibat forcé des prochaines générations
L’Asie manque de femmes

celibataires

Dans nombre de pays asiatiques, les inégalités de sexe prennent une tournure dramatique et portent même atteinte à l’équilibre démographique. Sans intervention humaine, les femmes y seraient plus nombreuses de quatre-vingt-dix millions – l’équivalent d’une fois et demie la France. Ces pays ne verraient pas forcément leur population augmenter, mais les hommes n’y seraient plus en écrasante majorité. Avortement sélectif, maltraitance des femmes, politique de l’enfant unique en Chine, pressions pour un contrôle des naissances partout ailleurs ont mené à cette situation inédite dans le monde. Les raisons en sont à la fois politiques, économiques, sociales, culturelles et religieuses… mais souvent fort éloignées des idées toutes faites. Ainsi, par exemple, les familles les plus riches ne sont pas les moins sélectives.

« Quel genre de femme je souhaite ?, s’étonne un jeune Chinois d’une trentaine d’années. Peu importe ! Il est tellement difficile de trouver une femme aujourd’hui. J’en veux une, c’est tout ! » Dans nombre de pays d’Asie, trouver une conjointe n’est pas si simple.
On estime que, chaque année à partir de 2010, plus d’un million de Chinois resteront des candidats bredouilles au mariage, faute de femmes. Dans certains villages de l’Etat indien du Pendjab (au nord), par exemple, des hommes partent en quête d’une épouse dans d’autres Etats du pays, comme le Rajasthan ou l’Orissa, du fait de la pénurie de femmes à marier.
L’Inde et la Chine, qui représentent à elles seules plus du tiers de la population mondiale (37 %), partagent en effet une caractéristique pour le moins atypique : un déficit de femmes. Cette anomalie démographique est cependant loin d’attirer l’attention qu’elle mérite, et le premier cri d’alarme, lancé en 1990 par Amartya Sen, économiste indien devenu prix Nobel d’économie en 1998, est demeuré sans écho : « Plus de cent millions de femmes manquent aujourd’hui (1) » dans le monde, l’immense majorité en Chine et en Inde.

A lire sur le sujet : femmesdisparues

Quand les femmes auront disparu.
de Bénédicte MANIER
Editions La Découverte (se lit facilement, comme un roman)

Quelques faits tirés de cette enquête :

EN INDE, les filles représentent 90 % des enfants abandonnés.

VERS DES MILLIONS D’HOMMES CELIBATAIRES – En 2020, le nombre d’hommes sans épouse et sans enfants devrait atteindre 28 à 32 millions en Inde, et 30 à 40 millions en Chine.

LA MARCHANDISATION DES FEMMES – Dans les régions de l’Inde où les femmes manquent le plus, des jeunes femmes sont vendues par des familles pauvres et achetées par des célibataires. Les tarifs varient entre 5000 roupies (prix moyen d’un téléphone portable) et 105.000 roupies (prix d’un ordinateur). Un commerce identique se développe en Chine.

DES CAS DE POLYANDRIE FORCEE – En Inde, certaines jeunes femmes sont vendues à des familles qui ont plusieurs fils célibataires, entre lesquels elles doivent se  » partager « .

UNE HAUSSE DES VIOLENCES – La frustration sexuelle liée à la montée du célibat en Inde provoque une hausse des viols. Beaucoup sont des viols collectifs.

UNE PROSTITUTION EN PLEIN ESSOR – L’Inde compterait désormais deux millions de femmes soumises à l’exploitation sexuelle, dont un quart de mineures. La plupart sont de basses castes et ont fait l’objet de trafics.

Dans une population donnée, quand hommes et femmes sont traités sur un pied d’égalité et si les femmes n’ont pas une propension à migrer plus forte que celle des hommes, elles sont naturellement majoritaires. Si l’Asie se pliait à cette règle générale en enregistrant une légère prépondérance féminine, elle compterait quelque quatre-vingt-dix millions de femmes supplémentaires, une fois et demie la population de la France.
La Chine, qui, il y a encore trente ans, s’imposait comme l’un des fleurons du communisme mondial, fervent défenseur de l’égalité des sexes, est désormais l’un des pays où les discriminations envers les femmes, sur un plan démographique, sont les plus aiguës. Revers de la libéralisation économique et sociale dans ce pays, les rapports de pouvoir traditionnels, structurellement défavorables aux femmes, resurgissent. L’Inde, grande puissance économique émergente – actuellement au septième rang des puissances industrielles mondiales –, discrimine, elle aussi, ses femmes.
Avec ces deux géants, sont également touchés le Pakistan, le Bangladesh, Taïwan, la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, l’Indonésie – pays qui, à eux seuls, regroupent trois des six milliards et demi d’habitants de la planète. Elimination des filles par les avortements sélectifs, traitements inégaux des enfants selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon, statut social secondaire et mauvaises conditions sanitaires à l’origine d’une surmortalité féminine dans l’enfance et à l’âge adulte représentent autant de particularités qui concourent à ce déficit.
La structure sexuée d’une population dépend de la proportion de chaque sexe à la naissance, d’une part, et de la fréquence des décès des hommes et des femmes à chaque âge de la vie, d’autre part. En temps ordinaire, c’est-à-dire lorsque aucune forme d’intervention humaine ne vient perturber l’effet de ces données, on observe une proportion de garçons à la naissance légèrement supérieure à celle des filles et une surmortalité des hommes à chaque âge de la vie, laquelle vient compenser de manière naturelle l’excédent de garçons à la naissance. Or, dans nombre de pays asiatiques, l’une ou l’autre de ces lois – voire, parfois, l’une et l’autre – sont contrecarrées par des pratiques sociales. Il naît donc moins de femmes qu’il ne faudrait, et il en meurt plus qu’il ne devrait, d’où des proportions accrues d’hommes.
Sur la planète, la norme biologique – environ 105 naissances de garçons pour 100 filles – s’applique avec une régularité remarquable. Et les écarts demeurent faibles : le niveau le plus bas est observé au Rwanda, où il naît 101 garçons pour 100 filles, et le plus élevé, hors pays asiatiques, au Surinam – 108 garçons.
Dans plusieurs pays d’Asie, la réalité est tout autre. Si l’influence des facteurs biologiques, génétiques et environnementaux, habituellement avancée pour expliquer les écarts entre pays, n’est bien sûr pas à exclure, elle ne suffit en aucun cas à expliquer l’évolution observée depuis vingt à vingt-cinq ans. En Chine, en Inde, en Corée du Sud et à Taïwan, garçons et filles naissaient dans des proportions normales au début des années 1980. Mais depuis, avec la baisse de la fécondité, la préférence traditionnelle pour les fils s’exacerbe et vient supplanter les lois biologiques, rompant ainsi l’équilibre naturel.
Désormais, les progrès technologiques permettent d’intervenir sur le sexe de sa descendance : au bout de quelques mois de grossesse, la future mère passe une échographie ou une amniocentèse. Si c’est un garçon, on peut rentrer chez soi et attendre patiemment l’heureux événement. Mais en cas de fille, c’est le dilemme : si on la garde, aura-t-on une nouvelle occasion d’avoir un fils ? Et, le cas échéant, sera-t-on en mesure de faire face à l’escalade des coûts d’entretien des enfants ? Bien souvent, plutôt que de devoir renoncer à un fils, on prend la décision de se débarrasser de la fillette indésirable, et la femme avorte. Ainsi, en Chine, l’excédent de garçons à la naissance est de 12 % au-dessus du niveau normal ; en Inde, de 6 %. En Corée du Sud, après le paroxysme du milieu de la décennie 1990 (115 garçons pour 100 filles), la situation s’améliore, avec 108 garçons en 2004.
Depuis peu, ce phénomène se propage à d’autres parties du continent. Ainsi, une province vietnamienne sur deux enregistre plus de 110 naissances de garçons pour 100 filles. Dans les pays du Caucase (Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie), cette proportion s’est brutalement accrue, à partir du milieu des années 1990, pour atteindre des niveaux comparables à certaines régions de Chine et d’Inde. Pourtant, l’équilibre demeure dans les pays voisins que sont la Russie, l’Ukraine, l’Iran ou la Turquie.
En Indonésie, la proportion de garçons parmi les enfants âgés de moins de 1 an, encore normale en 1990, est passée à 106,3 dix ans plus tard. Une masculinisation rampante qui se manifeste par l’apparition d’un déficit de femmes auquel, outre une émigration féminine massive, notamment vers l’Arabie saoudite, le déséquilibre des sexes à la naissance commence à contribuer (2).
Des facteurs complexes concourent à privilégier les hommes et à malmener les femmes. Mais les sociétés asiatiques qui s’illustrent par un déficit de naissances féminines ont en commun une forte préférence pour les fils, exacerbée par la baisse récente du nombre d’enfants. En Chine, sous le coup de la politique autoritaire de contrôle des naissances (3), le nombre moyen d’enfants par femme est tombé de plus de 5 au début des années 1970 à moins de 2. En Inde, il est en passe de tomber sous la barre des 3 enfants, contre encore près de 5 il y a vingt ans. En Corée du Sud et à Taïwan, les femmes font désormais 1,2 enfant en moyenne, une fécondité parmi les plus faibles au monde. Alors, que faire quand on ne veut – ou ne peut, comme en Chine – avoir qu’un nombre très limité d’enfants, et qu’on souhaite à tout prix un fils ? Un seul choix : empêcher dans la mesure du possible la naissance d’une fille ou, quand elle survient, tout faire pour qu’elle ne prive pas ses parents de la possibilité d’avoir un fils.
En Inde, depuis les années 1960, le gouvernement prône le modèle de la famille restreinte. Ainsi, la norme communautaire idéale qui est, comme presque partout dans le monde, un garçon et une fille – « Il faut un garçon et une fille pour que la paire soit complète », disent les Chinois – est de plus en plus facilement acceptée. Mais en réalité, bien souvent, les couples désirent un garçon, voire plusieurs, et une fille au maximum.


« Cultiver le champ d’un autre »

Au Bangladesh et au Pakistan, où les femmes font encore deux à trois fois plus d’enfants qu’en Chine, à Taïwan ou en Corée du Sud, la sélection sur le sexe en amont de la naissance est peu répandue. Mais les discriminations des filles et des femmes n’en sont pas moins importantes. Avec l’Inde, ces deux nations figurent parmi les rares pays au monde où l’espérance de vie féminine est équivalente, voire inférieure, à celle des hommes, alors que les lois naturelles avantagent les femmes.
Négliger ses filles, les faire passer après ses fils quand il s’agit de les nourrir, de les soigner, de les vacciner sont des pratiques fréquentes et souvent fatales, d’où de fortes inégalités des sexes devant la mort, en particulier dans l’enfance. La mortalité infanto-juvénile, entre la naissance et le cinquième anniversaire, est normalement plus forte chez les garçons que chez les filles. En Inde, elle est, pour les filles, de 7 % plus élevée que pour celle des garçons ; au Pakistan, de 5 % ; au Bangladesh, de 3 %. A titre de comparaison, dans les pays musulmans que sont la Tunisie, l’Egypte ou la Mauritanie, qui ont des niveaux de développement humain (4) comparables, la mortalité des garçons avant 5 ans excède celle des filles de quelques points de pourcentage, en accord avec la norme communément observée. L’anomalie atteint son paroxysme en Chine, où la mortalité infanto-juvénile des filles est supérieure de 28 % à celle des garçons.

Les avortements sélectifs selon le sexe et les négligences dans le traitement des petites filles, à l’origine de leur surmortalité, sont responsables de la plus grande partie du déficit, les autres formes de discrimination (notamment l’infanticide féminin) ne jouant plus qu’un rôle mineur. Ces pratiques découlent directement du statut inférieur des femmes dans ces sociétés : système patriarcal, familles patrilinéaires, socialisation encourageant la soumission à leur mari et à leur belle-famille, mariages arrangés… Il faut un fils pour maintenir la famille, perpétuer son nom et en assurer la reproduction sociale et biologique.
En Chine, à Taïwan, en Corée du Sud, l’absence d’héritier mâle signifie l’extinction de la lignée familiale et du culte des ancêtres. Dans la religion hindouiste, elle condamne les parents à l’errance éternelle, car c’est le fils qui, traditionnellement, est chargé des rites funéraires à leur décès. En Inde comme en Chine, une fille n’est, chez ses parents, que de passage. A son mariage, elle partira pour se dévouer à sa belle-famille et, dès lors, ne devra plus rien à ses propres parents. Dans les campagnes chinoises, on sait qu’il faut « élever un fils pour préparer sa vieillesse », puisqu’on ne touchera jamais de pension de retraite. « Elever une fille», dit un dicton chinois, c’est « cultiver le champ d’un autre » ; pour les Indiens, c’est « arroser le jardin de son voisin ».
Les pratiques discriminatoires ne concernent cependant pas l’ensemble des couples indépendamment de leur statut social, économique ou religieux. En Inde, par exemple, le recours à la sélection prénatale touche plus massivement les classes les plus favorisées économiquement et les plus instruites. Curieusement, l’autonomie acquise par la mère se révèle également être un facteur déterminant, les femmes les plus autonomes recourant plus souvent aux avortements sélectifs que les autres. Constat similaire pour la Chine, où les femmes les plus jeunes et les mieux éduquées, notamment en ville, pratiquent plus systématiquement ces méthodes de sélection prénatale.
Cela ne signifie pas que le reste de la population épargne ses filles. Au contraire. En Chine comme en Inde, la préservation du patrimoine économique familial ou de ses moyens de production – en l’occurrence, le plus souvent, la terre – influence largement la décision de privilégier un fils. Ainsi, le système d’attribution des terres cultivables mis en place en Chine lors de la décollectivisation agraire des années 1980 (5), qui s’ajoute à un système d’héritage régi par des règles patrilinéaires, incite nombre de paysans à préférer un fils. En Inde, l’inflation récente du montant de la dot, qui fait peser une menace de plus en plus lourde sur l’équilibre économique des familles, constitue l’une des principales incitations à éliminer une fille. Y compris dans les milieux nantis, avoir une fille est souvent vu comme un mauvais coup du sort. A son mariage, il faudra céder une partie de la fortune familiale à la belle-famille, en guise de dot, tandis que le mariage d’un fils implique une rentrée d’argent importante : « Vous avez trois filles, vous êtes ruiné ; trois garçons, vous êtes sauvé ! »
L’appartenance religieuse, qui influence la propension des couples à préférer un fils à une fille, joue de ce fait un rôle déterminant dans le recours aux avortements sélectifs. La Corée du Sud, qui compte 47 % de bouddhistes, 37 % de protestants et 14 % de catholiques, est un exemple intéressant. En effet, le bouddhisme, plus compatible avec les valeurs confucéennes, très favorables aux fils, que le catholicisme et le protestantisme, mais aussi plus tolérant vis-à-vis de l’avortement, serait un facteur aggravant des discriminations par le biais de la sélection prénatale. En Inde, alors que musulmans et chrétiens discriminent peu leurs filles, avec un rapport de masculinité dans l’enfance conforme à la norme, hindous, et plus encore sikhs et jaïns, sont en revanche plus enclins à pratiquer des avortements sélectifs.
A l’échelle des pays concernés, l’enjeu démographique se révèle considérable. La conséquence la plus immédiate se mesurera dès le milieu de la prochaine décennie, lorsque les cohortes déficitaires en filles atteindront l’âge de se marier, hypothéquant ainsi, pour quantité de jeunes hommes, la possibilité de trouver une épouse.
En Chine, le déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial sera de plus en plus aigu à partir de 2010, avec un excédent d’hommes qui pourrait atteindre les 20 % vers 2030, où environ 1,6 million d’hommes pourraient se trouver chaque année dans l’impossibilité de se marier. Dans un premier temps, le marché matrimonial se régulera de lui-même. Les prétendants au mariage devront d’abord se tourner vers des partenaires de plus en plus jeunes, avant de puiser dans deux réservoirs jusqu’ici peu convoités : celui des veuves, si tant est que le tabou sur leur remariage finisse par tomber, et surtout dans celui, de plus en plus fourni, des divorcées. Les candidats devront de toute façon se montrer plus patients avant de trouver une épouse, et seront donc globalement plus âgés à leur mariage.
A moins brève échéance, le célibat des hommes deviendra forcé, ceux-ci étant en outre contraints de renoncer à une descendance, d’où une rupture de leur lignée familiale dont la continuation est pourtant, à l’heure actuelle, l’un des principaux facteurs de préférence pour les fils.
Pour répondre à cette demande croissante d’épouses, en particulier en Chine, des réseaux transnationaux s’organisent. A la frontière sino-vietnamienne, par exemple, la migration des femmes à des fins de mariage est en pleine expansion. Plusieurs facteurs l’expliquent. Le premier est lié au déficit aigu de femmes dans les provinces méridionales. Le second est économique, résultant de l’inflation des dépenses inhérentes au mariage depuis l’avènement des réformes économiques dans les années 1980. Pour certaines familles chinoises pauvres, acheter une épouse serait désormais le seul moyen de trouver, à moindres frais, une femme pour leur fils. En outre, cette demande répond aux stratégies économiques élaborées par les migrantes vietnamiennes qui placent dans leur mariage avec un Chinois l’espoir d’une vie meilleure.
Ces migrations de mariage sont également en forte augmentation en direction de Taïwan, où près de 8 % des mariages célébrés en 2000 impliquaient une épouse vietnamienne et un Taïwanais. Depuis le milieu des années 1990, le Vietnam aurait ainsi fourni une épouse à quelque cent mille Taïwanais, désireux pour la plupart de contracter une union stable avec une femme respectueuse de leurs valeurs traditionnelles communes, et moins à même de revendiquer son autonomie qu’une Taïwanaise.

En Chine, des trafics d’épouses se développent. Les acheteurs sont en général des paysans pauvres et peu éduqués, pour lesquels faire appel à des trafiquants reste plus aisé et moins onéreux que de fonder régulièrement un foyer. Laxisme et corruption dans les régions « acheteuses » encouragent le trafic. Dans certains villages, les services d’enregistrement des mariages s’autorisent à simplifier les procédures, ce qui permet aux acheteurs d’obtenir, en payant, un certificat attestant leur mariage avec l’épouse achetée et une inscription en bonne et due forme sur les registres de l’état civil. Ainsi, une jeune Chinoise retrouvée par la police après avoir été enlevée puis vendue exigea, à sa libération, de retourner dans sa famille. Mais celui qui était à la fois le mari et l’acquéreur protesta, certificat de mariage à l’appui : « Oui, ma femme, je l’ai achetée, mais nous sommes époux devant la loi ! »
La raréfaction des femmes permettra-t-elle à terme d’améliorer leur condition ? A l’heure actuelle, rien ne l’indique. En Chine et en Inde, notamment, on assiste à une marchandisation des femmes, qui, par endroits, finissent par ne représenter qu’un bien de consommation comme un autre. Loin d’augmenter leur valeur symbolique, et donc les égards dont elles sont susceptibles d’être l’objet, la modernisation économique et le phénomène des « femmes manquantes » tendent au contraire à accentuer leur chosification. C’est le cas en Inde, notamment à travers le système de la dot. C’est aussi le cas en Chine, où, avec les réformes, la valeur marchande de la femme augmente, sans qu’elle soit pour autant, notamment dans les campagnes, l’objet de davantage de considération.
Etre plus rare n’implique donc pas forcément de devenir plus précieux. C’est ce qu’illustre remarquablement le film du cinéaste indien Manish Jha Matrubhoomi, un monde sans femmes (2005). L’histoire se déroule dans une région rurale de l’Inde où, depuis des années, la population féminine est décimée par l’infanticide. Un homme, Ramcharan, essaie désespérément de marier ses cinq fils. Non loin de là, un paysan pauvre cache son bien le plus précieux : Kalki, sa fille de 16 ans, d’une grande beauté. Informé par un de ses amis de l’existence de cette jeune fille, Ramcharan achète Kalki à prix d’or, officiellement pour la destiner à l’aîné de ses fils. Mais, une fois la noce célébrée, la jeune fille est livrée aux désirs des cinq frères et de leur père. Plus tard, elle sera enchaînée dans une étable, abandonnée à la concupiscence des hommes du village, et finira par mettre au monde… une fille ! Fantastique plus que visionnaire, ce film montre néanmoins certaines dérives possibles d’une société privée de sa portion féminine.

Des lois antidiscrimination

Les autorités des pays concernés, conscientes de la gravité de la situation, tentent d’apporter des réponses politiques. En Inde, le Prenatal Diagnosis Techniques Act (« loi sur les techniques de diagnostic prénatal ») interdit depuis 1994 de dévoiler aux parents le sexe de leur futur enfant. Bien que prévoyant des peines d’emprisonnement et des amendes, il continue d’être violé impunément. En Chine, diverses lois datant des années 1990 interdisent tout mauvais traitement ou toute discrimination à l’encontre des filles, de même que la sélection prénatale du sexe.
Mais, la corruption aidant, les avortements sélectifs restent un service largement proposé. La campagne « Plus de considération pour les filles », lancée en Chine en 2001, cherche à promouvoir l’idée d’égalité des sexes, notamment dans les manuels scolaires, et à améliorer les conditions de vie des familles n’ayant que des filles. Ainsi, dans certaines régions, les couples concernés bénéficient par exemple d’un fonds de soutien et sont exemptés d’impôts agricoles et de frais de scolarité pour leurs filles, jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier. Par ailleurs, le gouvernement chinois a mis en place un programme visant à faire retomber le rapport de masculinité des naissances à un niveau normal d’ici à 2010.
Cependant, les lois ne suffisent pas. Dans ces sociétés, les valeurs patriarcales sont si profondément ancrées dans les mentalités que les femmes, continuent à préférer avoir un fils, même si certaines d’entre elles reconnaissent que les filles restent plus attachées à leur mère que les fils, et qu’elles sont plus attentives à leurs parents lorsque ceux-ci vieillissent. Aussi peut-on craindre qu’il ne faille plusieurs générations avant que, l’amélioration du statut de la femme aidant, les couples ne finissent par devenir indifférents au sexe de leurs enfants.
Demeure toutefois un espoir, celui que les différentes lois et mesures mises en œuvre parviennent, à l’instar de la Corée du Sud, à inverser rapidement la tendance. En effet, les jeunes couples étant moins enclins que leurs aînés à prôner les valeurs patriarcales et à reproduire les comportements sexistes traditionnels, le rapport de masculinité des naissances y retrouve progressivement, depuis le milieu des années 1990, des niveaux plus normaux.
L’avenir de ces générations féminines reste à écrire. Si le déficit de femmes poursuit sa course actuelle, se creusant de plusieurs millions chaque décennie, il aura de lourdes répercussions. Car qui dit moins de femmes dit à terme moins d’enfants, donc mathématiquement moins de filles, donc moins de femmes dans les générations futures, donc décélération rapide de la croissance démographique dans ces pays aujourd’hui les plus peuplés du monde.
Alors, on ne sera plus loin de la fiction imaginée par Amin Maalouf dans Le premier siècle après Béatrice (6) : « Si demain les hommes et les femmes pouvaient, par un moyen simple, décider du sexe de leurs enfants, certains peuples ne choisiraient que des garçons. Ils cesseraient donc de se reproduire et, à terme, disparaîtraient. Aujourd’hui tare sociale, le culte du mâle deviendrait alors suicide collectif. » On assisterait alors à l’«autogénocide des populations misogynes ».
Isabelle Attané – juillet 2006
Démographe et sinologue, chargée de recherches à l’Institut national d’études démographiques (INED), Paris, auteure notamment d’Une Chine sans femmes ?, Perrin, Paris, 2005.

(1) Cf. Amartya Sen, « More than 100 million women are missing », The New York Review of Books, 20 décembre 1990.

(2) Sont également en cause une surmortalité féminine aux âges féconds et une sous-déclaration des femmes dans les recensements. Le déséquilibre des sexes à la naissance n’arrive qu’au quatrième rang.

(3) Lire Florence Beaugé, « Politique de l’enfant unique, la fin d’un diktat », Manière de voir, no 85, « Jusqu’où ira la Chine », février-mars 2006.

(4) Selon l’indicateur élaboré par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

(5) La décollectivisation de l’agriculture a été la première réforme fondamentale lancée par Deng Xiaoping dans les années 1980. Elle a redonné aux paysans l’usufruit de la terre.

(6) Amin Maalouf, Le Premier Siècle après Béatrice, Grasset, Paris, 1992.

Source Le Monde Diplomatique

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