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Lorsqu’elle m’aperçoit au fond de la rue principale de Dharamsala, capitale indienne de l’exil tibétain, Ani (s’ur) Lobsang Dolma se précipite vers moi. Avec son plus grand sourire, la jeune religieuse m’invite immédiatement à venir boire un thé chez elle. La veille, une amie l’a prévenue que je revenais du Tibet. Et surtout que je lui ramenais des nouvelles de sa soeur, restée de l’autre côté de l’Himalaya.

Lobsang Dolma a vingt-huit ans. Elle est devenue moniale à l’âge de seize ans, non par conviction profonde, mais pour fuir une existence qui ne l’enchantait pas. En 1989, elle quitta son village de Nyemo pour rejoindre le couvent de Garu, dans la péri­phérie de Lhassa. Là, même si les conditions de vie étaient très sommaires, et s’il fallait travailler dur pour la communauté, l’ambiance était excellente parmi les soeurs. D’un caractère plutôt espiègle, Lobsang Dolma garde en mémoire ses jeux avec ses camarades du même âge.« Je ne saurai dire combien de fois nous avons été punies par la mère supérieure pour les farces que nous faisions aux autres nonnes. J’étais de corvée assez souvent… »

Dans le monastère voisin de Sera, l’une des trois grandes universités monastiques de Lhassa, la vie religieuse avait repris depuis quelques années, après la fin de la Révolution culturelle. Tout était étroitement contrôlé par les Chinois, mais les reconstructions des bâtiments détruits se poursuivaient, des maîtres enseignaient à nouveau à leurs disciples et les fidèles se pressaient pour prier et faire des offrandes.« À quelques kilomètres de Sera, personne ne venait jamais nous voir. Nous devions très souvent aller mendier dans les rues de Lhassa pour assurer notre subsistance. Et à cette époque, la restauration complète de notre temple nous semblait être un rêve illusoire. »

Alors que sa dévotion envers les moines paraît sans limites, la communauté laïque tibétaine ne s’est jamais trop préoccupée du sort de ses nonnes. Pour beaucoup, les filles qui deviennent religieuses sont seulement les « impossibles à marier ». Conséquence de ces idées fantaisistes, l’absence de donations des fidèles, qui concentrent leur énergie et leur argent vers les monastères, contraint aujourd’hui encore certains couvents à vivre dans des conditions matérielles dramatiques.un vieil adage tibétain dit: «Si tu veux un maître, fais de ton fils un moine. Si tu veux une servante, fais de ta fille une nonne. »

Les opportunités d’enseignement qui sont offertes aux nonnes ne sont en rien comparables avec l’éducation dont peuvent jouir les hommes. Leurs pratiques se limitent souvent à l’exercice quotidien des rituels et elles sont encore très nombreuses à ne pas savoir écrire leur propre nom. Pendant les deux années que Lobsang Dolma a passées à Garu, le maître spirituel dont dépendait le couvent ne leur a jamais rendu visite. Très rares sont les lamas qui se déplacent pour enseigner à leurs moniales et l’histoire du bouddhisme tibétain ne connaît que très peu de grands maîtres féminins. Pire encore, même si les abus sont exceptionnels, il y a cinq ans, au Ladakh, j’ai rencontré des nonnes quasiment réduites à l’état d’esclaves vis-à-vis des moines de la confrérie voisine.Ce dédain des sociétés religieuses et laïques à l’égard des moniales tibétaines est l’une des préoccupations du Dalaï-lama. Il s’est nettement engagé contre ce vieil adage de son pays «Si tu veux un maître, fais de ton fils un moine. Si tu veux une servante, fais de ta fille une nonne. »

«  Ici, à Dharamsala, les choses sont différentes, même s’il reste encore du chemin à parcourir. Les enseignements que nous recevons se rapprochent vraiment de ceux que reçoivent les moines. Et la création de l’Institut Dolma Ling, réservé aux nonnes, nous permet de recevoir une éducation profane à laquelle nous n’avons jamais eu accès. » Je remets à Lobsang Dolma les lettres et photographies que sa soeur m’a confîées. Immédiatement, elle passe en revue chaque image, me détaillant l’identité de toutes les personnes. Quelques visages lui font jaillir un grand sourire. D’autres amènent une émotion particulière. Surtout un portrait de sa mère, décédée récemment.Les nouvelles se veulent rassurantes. Mais à la fin de sa lettre, sa soeur lui recommande de ne pas trop s’engager dans des activités politiques. Elle craint sans doute des représailles. Lobsang Dolma le sait. Mais elle ne peut plus reculer. Le Tibet et le Dalaï-lama sont toute sa vie.

Son pays et son maître pour qui son existence a basculé, un jour de 1991.«J’avais dix-sept ans lorsque j’ai participé à ma première manifestation. J’ai réussi à m’échapper mais les Chinois ont capturé quatre de mes camarades de Garu. Alors j’ai récidivé, avec onze autres nonnes du couvent, le 15 juin 1992, jour de fête pour les bouddhistes tibétains. Nous avions choisi cette date parce que beaucoup de monde serait dans la rue. Vers dix heures du matin, nous nous sommes rendues sur le Lingkhor, le parcours emprunté par les fidèles. Et lorsque j’ai sorti un drapeau tibétain de ma robe, mes amies ont lancé des tracts aux passants et nous avons toutes crié à plusieurs reprises « Tibet Libre » et Longue vie au Dalaï-lama ». Je savais ce que nous risquions mais je n’avais pas peur, je me sentais même très heureuse et fière de porter notre drapeau. J’ai ressenti une émotion très forte. Ce fut le plus beau jour de ma vie.»

Leur manifestation n’a pas duré deux minutes. Immédiatement, des soldats en faction se sont jetés sur elles, les ont roués de coups devant une foule à la fois admirative et terrorisée, et elles furent rapidement conduites vers le centre pénitentiaire de Gutsa, dans un faubourg de Lhassa. Lobsang Dolma y resta quelques mois avant d’être transferee à Drapchi, une autre prison de la capitale tibétaine, où elle devait purger les trois années de détention dont elle écopa pour son crime séparatiste.

Des centaines de nonnes emprisonnées et torturées pour avoir crié «  Tibet libre» Même si elles sont aujourd’hui beaucoup moins nombreuses, la plupart ayant purgé leurs peines, plus de deux cents moniales ont été incarcérées depuis 1989 pour avoir crié pacifiquement leur soif de liberté. Plus de deux cents sur environ mille prisonniers politiques, laïcs et religieux confondus, bien plus que ce qu’elles représentent dans la population tibétaine. Entre 1991 et 1996, elles ont dirigé 55 des 126 manifestations de protestation répertoriées. Je me suis souvent posé la question sur la raison de ce sacrifice collectif. Les quotas de moines ou de nonnes par enceinte étaient revus à la baisse, les photographies et les prières relatives au Dalaï-lama étaient désormais interdites et la liberté de mouvement des religieux n’était plus qu’un souvenir.

Mais pourquoi sont-elles si nombreuses à se jeter dans la gueule du loup depuis une dizaine d’années ? Pourquoi les couvents du Tibet sont-ils de tels creusets de résistance, alors que l’on ne ressent plus la même ferveur patriotique dans de nombreux monastères ?

«Après les émeutes de 1987, 1988 et 1989, et la nomination du Dalaï-lama au Prix Nobel de la Paix, les Chinois étaient sur les dents. Ils focalisaient surtout leur attention sur les moines. Et puis nous sentions que les religieux commençaient à baisser les bras après la terrible répression des années passées. Il était normal que nous prenions la relève.Lorsque je lui parle d’un sentiment évoqué par plusieurs de ses soeurs d’infortune, un instinct maternel, une pulsion protectrice qui pousse ces femmes à se sacrifier pour leurs proches dans une situation désespérée, Lobsang Dolma sourit et me lâche juste: «Je ne sais pas, mais c’est peut-être bien ça.»

Comme tous les manifestants, lorsque Lobsang Dolma a sorti son drapeau, elle savait ce qui l’attendait en prison: des séances interminables et régulières de torture, pour lesquels les geôliers font preuve d’une imagination sans borne. Selon ses termes, la jeune religieuse a eu « de la chance ». Les sévices qu’elle a subis presque quotidiennement n’étaient pas les plus horribles : coups de poings, de pieds ou de bâton sur tout le corps, matraque électrique appliquée sur le visage et en particulier sur la langue, rester debout pendant des journées entières, parfois nue, dehors sous le soleil ou dans le froid, ou être suspendue par les mains attachées dans le dos, jusqu’à sentir ses os se déboîter. Chaque séance ou presque jusqu’à l’évanouissement. Si Lobsang Dolma parle de « chance », c’est parce que plusieurs moniales ont été violées, d’autres lacérées au rasoir.

Et depuis 1987, au moins treize nonnes sont décédées pendant leur détention ou peu de temps après leur libération, du fait des tortures subies en prison.Au centre pénitentiaire de Drapchi, la jeune religieuse a retrouvé Ngawang Sangdrol, une de ses amies de Garu, de trois ans sa cadette. Arrêtée pour la première fois à l’âge de dix ans, puis en 1990 pour la même faute, malgré son jeune âge, Ngawang Sangdrol participera à une troisième manifestation quelques jours après Lobsang Dolma. Cette nouvelle interpellation lui vaudra une peine de trois années de réclusion. A l’intérieur du centre, son caractère fait naturellement de «la petite », comme la surnomment ses proches, la meneuse des moniales les plus farouches. Lobsang Dolma la suit dans quelques actions.

Ces rebelles saisissent chaque occasion pour montrer leur détermination malgré les menaces, elles excluent de parjurer le Dalaï-lama et refusent de signer des documents écrit en chinois, elles profitent de la moindre visite officielle pour scander à nouveau des « Tibet libre » et point d’orgue de leur résistance carcérale, elles enregistrent des chants et des poèmes patriotiques non-violents sur un magnétophone introduit puis sorti clandestinement de la prison. Tous ces actes de « propagande contre-révolutionnaire » vaudront à Ngawang Sangdrol de multiples révisions de procès. Sa peine cumulée est aujourd’hui portée à vingt-deux ans. Si elle ne commet pas d’autres impairs et si elle reste en vie, elle sortira de Drapchi en 2014. Elle aura alors 36 ans. Ils ne la feront pas changer, la petite est trop forte, beaucoup plus forte qu’eux » Lobsang Dolma a été moins réprimée. Ses actes ne lui vaudront que deux ans supplémentaires. Lorsqu’elle est libérée, en 1997, retourner à Garu lui est interdit. Alors dès sa sortie de prison, sa seule préoccupation est de rejoindre en Inde celui qui donne tout le sens à sa vie le Dalaï-lama, roi et dieu à la fois, et porteur de tous ses espoirs.

Depuis quelques années, au Tibet, les couvents font l’objet d’une attention toute particulière de la part des autorités. Tout comme les moines, et davantage pour certaines communautés, les nonnes subissent les perpétuelles campagnes de rééducation, elles doivent prendre garde aux espionnes que les Chinois ont glissées parmi elles, les quotas de moniales sont fréquemment revus à la baisse, et des couvents sont encore détruits, vingt-cinq ans après la fin de la Révolution culturelle. La désignation de Pékin pour les Jeux Olympiques de 2008 n’a rien changé, une immense enceinte de l’Est tibétain a été aux deux-tiers rasée au mois de juillet 2001. Mais malgré la répression, il n’est pas un couvent où l’on ne retrouve une photo interdite du Dalai-lama. Pas un couvent qui ne garde une foi intacte dans les préceptes bouddhistes originels et surtout qui ne soit la source potentielle d’une manifestation en faveur de la liberté. Du fond de sa prison, la petite Ngawang Sangdrol est devenue le nouveau symbole de la résistance aux Chinois. Et à son exemple, les tortures n’enlèvent rien de la force qui anime ces petites femmes discrètes en robe pourpre et au crâne rasé, que les Tibétains n’ont jamais su voir.

A son arrivée en exil, Lobsang Dolma a dû subir plusieurs interventions chirurgicales, mais malgré les blessures dont elle souffrira toujours, elle est de toutes les manifestations et ne manque jamais une occasion de parler de son pays.

Texte de Pierre Yves Ginet