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Kannon est soudanaise et nous la croisons tous les jours.

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Préparant les lits d’invités inconnus,
je fais le vœu, avec tous les êtres,
que nous trouvions tous le refuge.

Quitter le Palais :

Les « migrants » sont entrés dans ma vie pour la première fois en 2015. J’avais lu des articles sur ce parc bruxellois transformé en une sorte de campement qui accueillait des réfugiés syriens, afghans et irakiens, et sur les bénévoles qui se démenaient pour les aider. Je voulais voir cela de mes propres yeux.

Une fois sur place, je n’ai eu qu’une envie : faire demi-tour et m’enfuir à toutes jambes. J’avais été bien naïve. En lieu et place du camping propret peuplé de gens souriants que j’avais imaginé, je découvrais un bidonville et de jeunes hommes maigres, aux mines sombres et aux regards méfiants.
Parmi eux s’agitaient une poignée de gilets jaune fluo. Les bénévoles. Je me suis accrochée. J’ai respiré, pris mon courage à deux mains, et je me suis remise en route.
Au bout d’un moment, j’ai commencé à percevoir quelques timides sourires. Un homme à la peau mate, avec un regard très doux, s’est approché et m’a tendu une assiette remplie d’appétissantes crêpes marocaines.
« Vous en voulez une ?
On a du thé à la menthe aussi, si vous voulez… ».
J’étais venue jeter un œil, me disant que je pourrais peut-être aider, et voilà que les personnes- même que je voulais aider m’offraient des crêpes et du thé…
J’ai continué, passant le long d’une escouade de femmes d’origine maghrébine qui distribuait du couscous et des gâteaux à tout-va.

Puis j’ai trouvé la tente que je cherchais : l’« École du Parc Maximilien».
Des enfants jouaient dans la cour de cette école improvisée.

À l’intérieur, mon regard a croisé celui d’une bénévole, une femme d’âge moyen qui arborait un large sourire. Je lui ai donné ce que j’avais apporté : un jeu pour apprendre aux enfants à lire et à écrire, des albums de coloriage, des tonnes de crayons de couleur et de marqueurs. « Oh super, des marqueurs ! Justement, on n’en a presque plus.

Vous savez comment sont les enfants, ils oublient toujours de remettre les capuchons. Et ceux-ci – désignant d’un geste une petite troupe un peu turbulente – sont exactement pareils ». Exactement pareils.

Si ce n’est que les dessins qui trônaient fièrement sur une corde à linge n’étaient pas vraiment ceux que l’on trouve habituellement dans une classe de maternelle. Une mer de sang, des rafiots remplis de gens qui pleurent, une ville avec des maisons en flammes… J’ai souri. « Bien sûr qu’ils sont exactement pareils ». Après l’avoir saluée, je suis partie.

Sur le chemin du retour, j’ai pleuré en silence.
J’ai pensé au Bouddha.
À ce qu’il avait dû ressentir quand il avait quitté le Palais pour la première fois et avait découvert la souffrance inhérente à l’existence humaine.

J’ai compris que, même si je me considérais plutôt comme quelqu’un de bien informé, j’avais jusque-là vécu dans ma bulle.

Les bodhisattvas en gilet fluo

Nous voici deux ans plus tard. Une deuxième « vague de migrants » est arrivée à Bruxelles.
Ils viennent toujours de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, mais aussi, de plus en plus, d’Égypte, d’Éthiopie, du Soudan et d’Érythrée.

Les bénévoles ont retrouvé leurs gilets fluo. Ils rassemblent toute la nourriture qu’ils peuvent trouver pour nourrir les nouveaux arrivants, leur distribuent des sacs de couchage, des tentes, des vêtements chauds, etc.

Mais quelque chose a changé.
Il y a eu les attentats de Paris et de Bruxelles.
L’armée est encore présente dans les rues et dans les grandes gares. Il y a davantage de peur et de ressentiment au sein de la population. à l’égard des musulmans. À l’égard des « basanés ».

Le climat politique et le gouvernement en place en Belgique sont très hostiles.

De jeunes hommes sont arrêtés alors qu’ils font la file pour recevoir un bout de pain et un bol de soupe. Certains sont passés à tabac par la police (enfin, pas toute la police !). Ils dorment dehors, dans la boue, et sont réveillés à coups de bottes avant l’aube.

Une idée germe : et si nous, citoyens belges, nous leur accordions l’asile ?
Pour une nuit ou deux.

Et plus si affinités. Un endroit sûr, au sec et au chaud, où dormir – dans un lit, dans un divan, sur un matelas par terre ou même, si nécessaire, sur un tapis.

L’idée prend racine.

Fin novembre, quelques centaines de familles, soutenues par plusieurs milliers d’autres, abritent plus de 300 migrants chaque nuit.

Et chaque nuit, sans exception, un petit groupe de bénévoles veille jusqu’aux petites heures, grelottant dans le froid et l’humidité, pour trouver un logement à chacun. Relancent des messages sur Facebook :

« Allez, on a encore une trentaine de chouettes gars qui attendent… Il fait caillant… Sioupléééééé ! », « Plus que 10, allez, on peut le faire ! »

Ils semblent infatigables. Ils ont un travail, une famille… et pourtant, chaque soir, ils sont là. À aider.
Par pure humanité. Avec une solide dose d’humour et une extrême gentillesse. Avec patience. Avec un millier d’yeux et autant de bras (prolongés d’un smartphone).

Le groupe Facebook où tout cela s’organise a connu une croissance rapide – et stable (près de 21 000 membres au 30 novembre 2017).

Certains proposent un abri pour la nuit, d’autres de la nourriture ou des vêtements.

Il y a aussi des chauffeurs, qui se chargent d’amener les invités chez leurs hôtes, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres du parc.

Les « invités ». Oui, parce que c’est comme cela que nous appelons ceux que nous ne connaissons pas. Ca a commencé par «Je peux prendre deux migrants cette nuit », et c’est rapidement devenu « Je peux accueillir deux invités cette nuit. Je passe les prendre ou est-ce qu’un gentil chauffeur peut me les amener ? »

Et parfois… « Est-ce que quelqu’un a vu mes amis A. et B. ? Leurs lits les attendent ! »
On se raconte des anecdotes (drôles et moins drôles).

On se pose des questions (« C’est ok de les déposer à l’arrêt du bus si je leur donne des tickets pour le retour ? Pas de danger ? »).

On s’entraide (« Est-ce que quelqu’un ici parle Amharic? A. essaie de me dire quelque chose mais Google Translate ne comprend pas… »).
On se refile de bons tuyaux (« Et n’oubliez pas de mettre de la harissa à table ; ils adorent ! »).

On se dépanne (une étudiante avait envie d’aider, mais elle n’avait pas le budget pour nourrir plusieurs personnes… Une inconnue s’est présentée à sa porte les bras chargés de pain, d’œufs et de confitures maison).
Il y a beaucoup d’amour à l’œuvre dans ce groupe. L’entraide y semble être une chose tellement simple, tellement naturelle.

« Comme une personne qui réarrange son oreiller au milieu de la nuit ».
C’est ainsi que nous avons rencontré Denis, Sandra, Catherine, Nicolas et Sabrina. Tous vivent et travaillent dans notre petite ville ou dans ses alentours immédiats.
Tous sont bien décidés à aider ces femmes et ces hommes, souvent très jeunes, à se construire un avenir. à prendre soin des plus vulnérables (certains « migrants » n’ont guère plus de 14 ou 15 ans).

C’est aussi ainsi que nous avons rencontré Sati et Ahmed, nos premiers « invités ». Deux jeunes Soudanais aux sourires rayonnants, incroyablement doux, discrets et gentils. Ils sont restés chez nous moins de 24 heures, mais ils ont laissé une empreinte profonde dans nos vies.

Semblable et différent

Ouvrir sa porte, pratiquement à l’improviste, à un parfait inconnu pour une ou plusieurs nuits, c’est une sacrée expérience.

Cette personne, vous ne l’avez pas choisie. Un volontaire – ou le hasard – vous l’a désignée. C’est quelqu’un dont vous ne savez rien – Homme ou femme ?

De quel pays ? Quel est son parcours ? Sera-t-il/elle sympathique, en colère, fatigué(e) ? Puis-je lui faire confiance ?

Bien sûr, d’une manière ou d’une autre, nous espérons tous tomber sur des invités souriants, agréables et respectueux.

Des personnes que nous aimerons et qui nous aimeront. La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’ils ne seront, par définition, pas du tout « comme nous », puisqu’ils viennent d’une culture tout à fait différente, avec une histoire tout à fait différente, qu’ils ont vécu tant de vies au cours de celle-ci…

Ce dont nous pouvons être sûrs aussi, c’est qu’ils seront, par définition, tout à fait « comme nous » – des êtres humains en quête de sécurité, qui fuient la souffrance, qui ont froid et faim, qui ont besoin de dormir, qui ont de petits et de grands rêves, qui veulent juste être heureux, et aimés…

Des personnes qui ont toutes les raisons d’avoir peur de nous, puisqu’après tout, elles ne nous connaissent pas et qu’elles ne savent pas si elles peuvent nous faire confiance.

Qui seront peut-être lasses de passer de foyer en foyer, ne sachant pas de quoi demain sera fait, ni même si elles auront un toit au-dessus de leur tête… Pouvons-nous vraiment nous permettre de faire les difficiles ?

Certains de ces jeunes gens étaient à peine sortis de l’enfance quand ils ont fui leur pays, laissant tout derrière eux – une maison, une famille… pour autant qu’ils aient encore eu une maison et une famille.

Certains ont connu l’enfer avant d’arriver ici et, à bien des égards, ils le connaissent toujours. Et ce sont des humains, comme nous.

Ils peuvent être plus ou moins aimables, comme nous.
Avoir leurs humeurs, comme nous. être fatigués, comme nous.

être désespérés, comme nous. être avides, comme nous.
Et plus fondamentalement… Ce sont des Bouddhas, comme nous.

Pouvons-nous voir le Bouddha dans chaque personne ? Pouvons-nous voir dans chaque personne notre père et notre
mère ? Pouvons-nous les voir et les traiter comme tels ?

Ou, à tout le moins, pouvons-nous nous efforcer de le faire ?
Je n’en suis pas sûre, mais je suis prête à tenter l’aventure.

C’est notre esprit qui crée ces catégories – amis, ennemis, étrangers.
Ces pensées et d’autres – peur, colère vis- à -vis de notre gouvernement qui se désintéresse complètement de leur sort, pas très envie de sortir de ma zone de confort… – ont tourbillonné dans ma tête à mesure que je lisais les témoignages des uns et des autres et que je me demandais si nous devrions, nous aussi, accueillir. Mais si nous, entre tous, ne le faisions pas, qui le ferait ? Et si nous ne le faisions pas maintenant, alors quand ? Nous nous sommes donc jetés à l’eau.

Séparés et inséparables

Avant de partir, Sati nous a dit :
« J’espère pouvoir vous aider un jour ».
Sati, il faut qu’on te dise quelque chose : tu l’as déjà fait.
Tu l’avais fait avant-même de franchir le pas de la porte.
Tu l’avais fait avant-même de quitter le Soudan. Tu l’avais fait avant- même ta naissance.
Bien sûr, comme tant d’autres, nous avons ouvert notre porte, nous avons aidé deux jeunes gens en détresse. Mais vous nous avez offert cette occasion de donner et de grandir. De surmonter nos peurs. De sortir de notre zone de confort. De nous ouvrir et d’ouvrir nos cœurs.
En vous aidant et en décidant de vous faire confiance, nous nous sommes aidés. Et nous laissant vous aider, prêts à prendre le risque de nous faire confiance, vous nous avez aidés, autant que vous vous êtes aidés. Pas avant, pas après. à ce moment précis.
Nous sommes désormais reliés pour toujours – comme nous l’avons toujours été.
Francoise Myosen

Source Daishin, le bulletin de la Demeure sans limites – n° 235