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Entretien avec Soeur Giac Nghiem

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Chère notre grande sœur, pourriez-vous partager avec nous votre voyage spirituel? Quand avez-vous commencé votre voyage ?

 

Je suis née dans une famille catholique, vraiment très croyante et avant même de naître, j’étais déjà prise dans ce berceau spirituel chrétien. Et ma vie s’est déroulée au Maroc dans un monde où trois religions vivaient en harmonie : il y avait les musulmans, puisque nous étions en terre musulmane, il y avait les juifs, parce qu’ils vivaient ensemble en harmonie à ce moment-là, et il y avait les chrétiens, puisque le Maroc était un protectorat, où le Sultan gardait sa position par exemple, c’était différent d’une colonie.

Et j’ai vécu une vie très spirituelle depuis toute petite. Nous faisions des prières avant de manger, avant d’aller nous coucher, quand on avait du chagrin ou quand on faisait des bêtises, on demandait toujours pardon à Jésus, des choses comme ça. J’ai reçu la première communion vraiment très jeune, je n’avais pas 6 ans. Et mes parents avaient développé, avec mes grands-parents, une vision profonde très belle, nous disant que nous vivions dans un pays qui ne nous appartenais pas, dont il fallait à tout prix regarder en profondeur la religion, la culture, la nourriture, connaître leur art, les poèmes, les chants, tout comprendre, pour pouvoir vivre avec. Donc mes parents ont appris à parler arabe, j’ai appris à parler marocain aussi, petite, mais je ne suis pas restée assez longtemps pour bien parler, je suis restée jusqu’à l’âge de 13 ans. Et au point de vue religieux, il y avait cette ouverture, ma maman m’avait fait voir que chaque religion avait un lieu de prière : la mosquée, ou la synagogue, ou l’église ; que dans la mosquée il y avait un symbole : l’Étoile et l’arc de lune, le Candélabre à sept branches chez les juifs et la Croix chez les chrétiens, qu’il y avait trois livres : le Coran chez les musulmans, la Torah chez les juifs et l’Ancien Testament et le Nouveau Testament chez les chrétiens ; dans chaque endroit des personnes venaient pour prier et il y avait quelqu’un pour officier : le rabbin, le prêtre et l’imam, qui enseignaient. Donc c’était très ressemblant. Et Maman disait que tant que les personnes qui venaient à ces endroits-là respectaient les préceptes de leur tradition – qui sont très ressemblantes – et qu’ils avaient le cœur d’aimer les personnes, de les accueillir chez eux, de leur porter secours, même aux ennemis, quand ils sont blessés, etc. alors on pouvait dire qu’ils priaient Dieu. Donc j’ai vécu dans un monde spirituel dans lequel les religions étaient reliées, il n’y avait pas de séparation et pas de guerre de religion. Donc Maman, qui avait beaucoup étudié l’Ancien et le Nouveau Testament, le Coran et la Torah, s’asseyait avec les sages pour parler religion, pour comparer les religions, donc je suis née dans un endroit très particulier.

Avez-vous déjà eu l’idée qu’un jour vous deviendrez moniale quand vous étiez petite fille ?

Quand j’avais 8 ou 9 ans, j’étais à l’église St François d’Assise à Casablanca avec toute ma famille (on vivait tous ensemble), et il y avait des grilles et des grand voilages derrière, et on entendait des voix délicieuses, comme des anges. J’ai demandé à Maman « qui chante comme ça ? » et elle m’a dit « ce sont les Clarisses, les sœurs de Sainte Claire d’Assise, qui chantent », « et qu’est-ce qu’elles font ? » « Elles donnent leur vie pour Dieu. » Et alors j’ai dit : « moi aussi je veux donner ma vie pour Dieu, je voudrais devenir comme elles, mais je veux danser pour Dieu. » Elle m’a dit « ça, pas question. » – à 8 ou 9 ans ce n’est pas possible, et puis danser pour Dieu n’était pas une idée qu’on avait dans la tradition chrétienne.

Et j’ai été élevée avec la vie des saints, depuis toute petite, on me racontait la vie de Saint François d’Assises, de Sainte Claire, de Sainte Thérèse d’Avila, j’ai vécu avec les saints. Ma grand-mère aussi était très religieuse et pour Paques et les Jeudis Saints, elle m’emmenait pour faire le chemin de la croix, ou on voyait Jésus mourir. Donc j’ai eu une vie extrêmement intense sur le plan spirituel. Et j’ai toujours gardé ça, même maintenant, ça fait partie de ma chair, c’est quelque chose qui devait certainement exister bien avant et c’était simplement la suite.

Le désir très profond de devenir une moniale s’est représenté pour moi quand j’ai  vécu chez les sœurs, chez les Saint Charles à Charly à coté de Lyon, nous étions rentrés en France, mes parents se sont séparés et je suis allée chez les sœurs de Saint Charles. Et là j’ai eu envie de devenir sœur : la cloche qui sonnait le matin, les sœurs qui marchaient dans les couloirs en silence… j’étais passionnée et je voulais vraiment devenir sœur. Et Maman m’a dit « Tu es faite pour être une maman, pas une moniale » Et quand on est petit on croit beaucoup ce que disent les parents. Donc plus tard, j’ai rencontré mon futur mari, puis je me suis mariée, mais il n’avait pas de lien avec la spiritualité « officielle ». C’est un homme très spirituel, très généreux, mais qui n’allait pas à la messe par exemple, qui ne lisait les livres d’aucune tradition spirituelle. Donc j’ai pris l’habitude de ne pas aller à la messe, mais je n’ai pas voulu couper cet arbre, alors j’ai continué à avoir ma vie spirituelle intérieure très importante, sans la manifester à l’extérieur. Mais au moment de mon mariage, je dit à mon mari : « il faut que tu fasses très attention, tu épouses deux femmes : une religieuse authentique, elle est là, elle sera toujours là, et tu épouses une femme qui peut devenir maman, t’accompagner dans ta vie – il allait devenir médecin -, qui sera toujours à tes côtés, qui pourra recevoir du monde, sortir, etc. ça ne me gêne pas du tout, c’est la partie de ma maman et elle est bien développée en moi, j’en suis capable, mais tu dois savoir que tu épouses une religieuse. » Donc il faudra faire attention à moi.

Donc je n’avais pas quitté ce désir d’être religieuse et j’avais aussi prévenu mes enfants que si un jour dans le futur, quand ils seraient adultes, si leur papa venait à mourir ou qu’il me quittait, je leur demanderais la permission d’être religieuse. De toutes manières pour moi, être religieuse, c’était la moitié de mon corps et c’était une aspiration de petite fille. Voilà, je peux dire que j’accomplis mon deuxième destin. Mon premier destin, c’était d’être maman, avec des enfants, un mari et une vie sociale très développée ; et mon second destin n’était pas visible, mais il a toujours été là.

 

Comment était  votre première rencontre avec Thay ?

 

J’ai eu la chance de rencontrer Dr Đỗ Trọng Lễ qui est acupuncteur et qui s’occupait de Thay. Je lui ai dit que je cherchais un maître. Il m’a dit : Mon Maître vient dans deux semaines enseigner pour la première fois en français chez nous. Donc  je me suis organisée, ma famille m’a gentiment laissée partir pour le week-end.  Première rencontre : c’était le matin.  J’ai dormi chez Dr Do la veille parce qu’il voulait que je sois là pour tout le week-end. J’habite à 60km de chez lui, il voulait que je sois la tôt. Le matin, il frappé à ma porte pour m’inviter à prendre le petit déjeuner avec Thay. Je suis française et je ne connais rien du bouddhisme, rien du zen. Je rentre dans la pièce et je vois un moine assis sur une chaise. Pour moi, voir un moine sur une chaise, c’est normal parce que j’ai vécu beaucoup avec les prêtres. Et les prêtres on les considère toujours comme des amis proches, donc je vais d’un bon pas vers Thay, vers notre Maître, Mr Do fais un écart pour essayer de m’attraper au passage, avant que… on ne sait pas. Je vois Thay faisant un geste de la main, signalant a Mr Do « n’interrompez pas » et il a bien fait, parce que la rencontre aurait été perdue pour moi, c’est sur. Thay a senti, il m’a laissé m’approcher de lui. Je lui ai dit « Bonjour Monsieur » ou « Bonjour », je m’en souviens plus. « Vous savez vous êtes formidable, vous m’avez appris à balayer ma maison avec bonheur. » C’était mon premier contact avec Thay. Il m’a souri avec son beau sourire il a dit : c’est bien, c’est bien. C’est le moment de prendre le petit déjeuner et il m’expliqua. C’était la première rencontre. Mais la rencontre avec le Maître a été le matin, quand nous avons eu un enseignement de Thay et notre Maître a pris une feuille de papier, il l’a regardée et il a dit dans cette feuille il y a tout le Cosmos. Il a commencé à énumérer, je l’ai regardé  et je me suis dit : « ça c’est lui, c’est lui mon Maître, je l’ai cherché partout ». Mais Je suis tombée amoureuse du Dharma, quand je dis amoureuse, vous pouvez m’entendre quand j’enseigne, c’est ma peau, mon sang ! Je ne peux pas expliquer, c’est mon amour le Dharma. Je ne sais pas comment j’aurai vécu si Thay avait enseigné la psychologie bouddhiste, j’aurais été passionnée mais je n’aurais pas eu ce coup de cœur, car cela je l’avais vécu quand j’étais enfant.  J’avais eu un éveil vers 14 ans, j’avais vu l’univers tout entier en moi. C’est extraordinaire.

Après il y a eu le moment de la cérémonie du thé, et là je l’ai vécue comme une communion avec Jésus. Jésus et ses apôtres, et je participais à la communion, je ne peux pas expliquer, c’était comme ça. C’était une rencontre merveilleuse. C’est là que j’ai rencontré Su Co aussi avec ses longs cheveux.

 

Pourriez-vous nous parler de votre ‘ boddhicitta’ ?

 

Mon enfance au Maroc explique la Boddhicitta. J’étais vraiment petite, je devais avoir 4 ou 5 ans, nous vivions à Marrakech. Il y avait des quartiers occidentaux, mais bien que mes parents et mes grands-parents soient français, d’origine française, on habitait dans le quartier arabe, la Médina (la vieille ville dans les pays arabes), c’était très beau, j’aimais beaucoup. Et un jour je suis sortie de la maison, je me rappelle très bien, il y avait un petit enfant avec les yeux tout collés, pleins de pus, le nez qui coulait tout jaune et des mouches, et il pleurait. Et j’ai dit à maman « Il faut faire quelque chose, qu’est-ce qu’on peut faire pour l’aider ? Et pourquoi il est comme ça ce petit enfant ? » Maman aidait beaucoup, mes grands-parents aussi, Papa était engagé dans une autre direction, mais ils aidaient les personnes autour d’eux. Et la réponse qui m’a été donnée- on sortait de la maison -, c’était : « tu vois, tu es née de ce côté-ci de la porte, si tu serais née de l’autre côté de la porte, tu aurais pu être cet enfant ». Et ça a été un choc énorme pour moi, la seule différence entre cette personne et moi, c’était le côté de la porte.

 

Il y avait aussi beaucoup de mendiants, des gens comme on voit en Inde, estropies, avec les jambes coupées, qui ne peuvent pas se tenir debout, qui marchent à quatre pattes, c’était très violent à regarder, mais ça faisait partie du décor de ma vie enfant, et j’ai dit à ma grand-mère : « il faut qu’on les mette debout, on ne peut pas les laisser par terre, on ne peut pas les laisser comme ça ! » Donc la boddhicitta c’était mise en route à ce moment-là et cette boddhicitta peut expliquer le choix de mon métier, j’aurais aimé être médecin et j’ai été kiné, et c’est très bien comme ça, j’étais très heureuse, parce que j’ai mis les gens debout, j’ai réalisé mon rêve de petite fille là aussi. Et je me suis donc occupée des malades en rééducation, massages, rééducation, j’ai travaillé au début en réanimation et en grosse chirurgie abdominale à Lyon, pendant 8 ou 9 ans, et ensuite je suis allée vivre à St-Etienne, ou j’ai travaillé en gériatrie auprès des personnes en fin de vie et des personnes paralysées, ou qui avaient Parkinson. J’ai toujours aime énormément ce que je faisais, quand je me levais, je savais que j’avais ma famille, pour laquelle j’ai un amour infini, mais je savais aussi qu’en plus j’allais aller travailler. Tous les jours je me suis levée avec bonheur, je me suis dit « voilà, on y va ! ».

 

Et puis quand j’ai rencontré Thay, j’ai apporté la pratique de la méditation marchée a l’hôpital, j’ai apporté la méditation au lit du malade, pour leur apprendre à ne pas se sentir seuls, nettoyer la solitude, réparer les dégâts dans les familles, mais avec la pratique de Thay, et c’était très beau. Et le chef de service m’a convoquée un jour et m’a dit « Madame, je ne sais pas ce que vous faites, mais je vous donne carte blanche, car je vois le résultat » et c’était le zen. Et à partir de ce moment-là, quand j’écrivais a Thay – je lui faisais des compte-rendu de comment je mettais le zen dans ma vie, parce que moi ce qui m’intéresse c’est de mettre dans ma vie, c’est pas la théorie – et j’envoyais a Thay et je faisais un résumé des commentaires pour le chef de service et je le posais sur son bureau quand il n’était pas là, pour qu’il sache, puisqu’il disait « je ne sais pas ce que vous faites », donc je lui faisais savoir.

 

A quel moment avez-vous décidé de devenir moniale même si vous avez eu une vie très spirituelle ?

 

Comme dit le Bouddha, les causes et les conditions…

Mon bien aimé m’avait quittée, il était parti avec une étoile filante (il était tombé amoureux d’une dame). Les enfants étaient déjà installés en couple à l’extérieur de la maison, je suis venue me réfugier au Village des Pruniers pour guérir ma très profonde tristesse, dépression, mon désespoir était très profond.

J’avais les pratiques pour faire face à ça, je n’ai pas guéri en une fois en trois mois, mais pendant que j’étais là, j’ai eu un appel très puissant, semblable à celui que j’ai eu quand j’avais 8 ans, puis quand j’avais 14 ans, de devenir moniale. A 8 ans je voulais être moniale, à 14 ans je voulais aussi être moniale. C’était un appel de Dieu, je l’appelle comme ça. J’étais très malade, au fond de mon lit au Village. J’avais l’impression dans mon cœur que Dieu me disait : « c’est maintenant que tu es enfin disponible pour moi. Tu n’as plus de mari, les enfants sont grands, tu peux laisser ton travail, tes parents vont bien, il n’y a plus de raison. Ce n’était pas possible à 8 ans, à 14 ans, pas possible pendant plusieurs années, mais maintenant tu es libre ». Et je lui ai dit : « oui bien sûr ! » C’est une aspiration extrêmement profonde, parce que la communauté correspond exactement à ce dont j’ai besoin pour pouvoir aider.

 

Quelle est la qualité de Thay que vous aimeriez continuer ?

 

Son amour inconditionnel et sa compréhension profonde. C’est ce que je veux continuer de Thay. Et puis sa patience. Quelle patience, quel amour !

C‘était une fin de journée, j’avais accompagné deux sœurs pour donner un soin à Thay, j’étais là pour faire le ménage. Quand je suis arrivée il faisait sombre dans la salle à manger de Thay, au fond à gauche il y avait un évier, une ampoule qui pendait comme ça, c’était extrêmement simple, une extrême sobriété. Il y a une telle ressemblance avec François d’Assises et Jésus, que pour moi c’est facile d’être là.

Je me suis approchée pour faire la vaisselle et je suis restée fascinée par un verre, comme ceux dans lesquels notre Maître boit son thé, et une cuillère avec du riz glutineux dessus qui trempait dans de l’eau chaude. C’est très anodin mais ça m’a attiré comme si Thay avait déposé son enseignement dedans avec une intention particulière pour Sœur Giac Nghiem. C’est comme ça que je le vois maintenant, mais à ce moment-là, je n’y pensais pas, j’étais fascinée. Tout le temps où j’étais là, je n’ai rien fait, pas balayé, pas de vaisselle, je n’ai fait que contempler l’enseignement de Thay. Je me suis laissée dans la contemplation infuse, simplement être en contact et sans aucune parole. À un moment donné j’ai touché à travers ça la compréhension de l’enseignement de Thay, j’étais en contact direct avec l’amour de Thay pour ses disciples, ses disciples qui n’étaient pas sages, pénibles, qui sont encore bien enveloppés dans du riz glutineux. Et je voyais sa patience, l’enseignement c’était : juste attendre, comme de l’eau chaude – l’amour environnant – qui pénètre doucement à travers ce qui est glutineux et à un moment donné, ça va céder et le riz va partir tout seul de la cuillère. Et j’ai pleuré, je continuais à regarder et cette fois je ne vois plus la cuillère, le riz, l’eau chaude, mais l’amour de Thay, la manière dont cet amour nous enveloppe chacun et chacune. Cet amour infini, ineffable, qui nous pénètre et nous aide à devenir plus souple, plus doux et à lâcher prise de tous nos attachements.  Je pleurais et notre Maître est descendu, il a posé sa main sur mon épaule et m’a dit : Sœur Giac Nghiem, vous allez devenir enseignante du Dharma. Et moi, je suis sure que c’est ça ma voie, c’est être cette eau chaude pour tous ceux qui m’entourent.  J’ai été profondément en contact avec la pratique que Thay me destinait. Ma vraie voie, c’est ça, c’est ce que Thay m’a donné comme cadeau, ce jour-là, c’est l’amour infinie, la patience infinie qui fait que l’on accepte l’autre comme il est en pensant qu’une seule chose peut guérir cette personne, c’est la compréhension et l’amour. C’est tout.

 

Source : La maison de l’Inspir