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Martine Batchelor – Devenir nonne en Corée

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Contribution de Martine Batchelor pour le thème du n° 21 : Devenir nonne

Martine Batchelor reçoit l’ordination de moniale en Corée en 1975 du maître zen Kusan Sunim, dont elle devient la traductrice et l’interprête, elle a traduit son livre « The Way of Korean Zen ». Elle restera 10 ans en Corée. De retour en Europe elle rejoint la communauté bouddhiste de Sharpham en Angleterre et travaille comme conseillère spirituelle pour le centre vipassana de Gaia House fondé par Christina Feldman et Christopher Titmuss. Martine et son mari Stephen vivent en Aquitaine depuis l’an 2000. Martine conduit des retraites zen, vipassana et MBSR dans le monde entier, elle a écrit plusieurs ouvrages dont, traduit en français « Rencontres avec des femmes remarquables » que nous avions présenté dans le premier numéro du magazine.

Martine Batchelor
Martine Batchelor

Changer soi-même ou changer les autres

A l’âge de onze ans, je voulais sauver le monde. D’abord je pensais devenir président(e) de la république française. Mais était-ce trop ambitieux? Serait-il plus facile de devenir député? Même cela serait-il possible? Alors je penchais pour le journalisme. Mais entre-temps je devins anarchiste et puis je rencontrai un groupe de free jazz qui s’appelait Dharma(!) et cela changea ma destinée.

Je lus chez eux un extrait du Dhammapada. Le Bouddha y pointait qu’avant de vouloir ou d’essayer de changer le monde ou les autres, il faudrait peut-être se changer soi-même. En y réfléchissant je voyais bien que changer n’était pas si facile que ça. Je pouvais me dire autant que je voulais: ne sois pas égoïste, mesquine ou jalouse. Ces quelques mots ou pensées ne changeaient rien du tout. Ce que le Bouddha disait était bien vrai et donc que faire? Je décidais de suivre son conseil et là il me paraissait qu’une solution simple serait d’apprendre à méditer.

Néanmoins après avoir passé mon bac, j’essayais d’aller à la faculté d’anglais à Reims, mais après un mois je n’étais pas convaincue. Donc j’arrêtais et le reste de cette année-là vécut avec le Dharma à Annecy dans un squat à la française. Mais mes parents s’inquiétaient au sujet de mes études et de mon avenir, alors je jetais mon dévolu sur les sciences politiques. Cette fois la faculté était à Grenoble. J’allai au premier cours de deux heures et ne compris pas un seul mot. Ce n’était pas du tout ce que j’espérais et donc décidais d’abandonner les études et de travailler pour subvenir à mes besoins. Finalement je trouvais un emploi comme serveuse dans une cantine, qui ne dura que deux semaines.

Après certaines mésaventures en France, je décidais de partir travailler en Angleterre. Arriver à Londres je dus améliorer mon anglais d’écolière et compris que, pour cela, je devais écouter attentivement pour découvrir les intonations, l’accent, les formules, les expressions idiomatiques. Ce furent mes premières pratiques de l’écoute et de la patience, tout un art que je continue de pratiquer avec l’aide de la méditation de la pleine conscience aujourd’hui. Ce mois d’écoute et de patience fut étonnant, soudain sans faire aucun effort je pus comprendre et être comprise. En créant de l’espace, autre chose avait pu apparaître, comme dans le processus de méditation.

Je me trouvai au début un travail de serveuse temporaire à la cantine des députés de Westminster au parlement britannique. Ce fut extrêmement temporaire car, après seulement une journée, je fus congédiée pour impertinence. Soudain, j’eus ma deuxième leçon de vie, l’adaptabilité. Donc je devais apprendre la ‘pertinence’, devenir consciente de mon environnement et m’adapter à ses conditions. Ce fut une bonne préparation pour devenir plus tard une nonne Zen en Corée.

De retour à l’agence de travail temporaire je découvris que je pouvais aussi travailler assise dans un bureau avec un salaire supérieur et ainsi j’atterris dans les bureaux de la poste avec deux jeunes anglais. Un jour, l’un d’eux me dit: ‘toi, tu veux toujours être spéciale!’. Il est vrai que je m’habillais et me coiffais un peu bizarrement. Je ne voulais pas être comme tout le monde. Mais cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille et me faire me demander, spéciale pour qui ? spéciale pour quoi ? En fait quand je deviendrai nonne zen en Corée, j’atteindrai sans le faire exprès le summum de ma ‘spécialité’, la seule nonne française Zen coréenne existante entre 1975 et 1985.

De job temporaire en job temporaire, je fus finalement casée dans une law society où je corrigeais les numéros de formulaires erronés. À Londres enfin je pouvais suivre ma quête spirituelle, le choix était restreint mais il y avait un bouche-à-oreille souterrain qui me tenait au courant des dernières nouveautés. Le buzz spirituel à ce moment-là était de partir en Inde. Dès qu’un ami d’amis en revenait, on s’attroupait autour de lui, recueillant quelques miettes de cet Orient lointain et tant désiré. On fourmillait d’idées, de rêves d’illumination. Mais où et comment? Enfin étant une jeune femme d’action, je décidai d’y aller.

De train en bus, après quelques aventures à travers la Turquie, l’Iran et le Pakistan, j’arrivai en Inde. Dans un train, je fis l’une de ces rencontres qui vous marque. Un Français apparut soudain dans mon wagon et me dit d’une façon intense: « Si tu continues à voyager et passes par le Japon, méfies-toi des Japonais ils sont terriblement agressifs. J’y ai vécu quelque temps, ce fut un cauchemar. Méfies-toi toujours des Japonais. C’est la règle numéro un du voyageur émérite ! » je fus surprise et il me fit un peu peur. Je me demandai en mon for intérieur: la perception que l’on a des gens, vient-elle seulement d’eux ou de celui ou celle qui les perçoit?

En fait, sitôt arrivée en Inde je rencontrais un jeune Japonais très timide (pas du tout agressif) et nous décidâmes d’allier nos forces. Il me protégeait par son statut d’homme et je l’aidais avec ma convivialité. À Delhi, en entendant parler d’un bus qui nous amènerait à bas prix à Pokhara au Népal, nous partîmes pour un long périple sans vraiment savoir où nous allions à part que c’était magnifique. Et c’était vrai, les paysages et les montagnes étaient splendides. C’est en faisant le long trajet en bus de Pokhara à Katmandou que je me rendis compte que j’avais un problème. Nous longions des panoramas incroyables, de sommets vertigineux de l’Himalaya en précipices insondables et moi, pendant tout ce temps, plus de sept heures, je ressassais, je ressassais au sujet de l’argent que j’avais ou n’avais pas. De telle sorte que je ne voyais pas grand chose et n’appréciais rien du tout. Je compris à la fin de ce voyage qu’il fallait à tout prix que je travaille sur mon esprit et sur moi-même si je voulais pouvoir apprécier ma vie et le monde. De nouveau, l’idée de la méditation me vint comme une évidence si je voulais vraiment changer ma façon d’être.

Finalement j’allais de Katmandou à Calcutta et restai une semaine dans un petit hôtel apprécié des Japonais avec qui je me liai d’amitié et qui me recommandèrent des centres Bouddhistes en Thaïlande, ma prochaine destination. De Calcutta, je pris l’avion pour Bangkok, puis un train de nuit pour aller à Wat Suan Mok, un monastère bouddhiste situé dans le sud de la Thaïlande qui m’avait été recommandé. Suan Mok était un temple connu à cause de son grand maître, Achaan Buddhadasa (1906-1993). En arrivant au temple, on m’invita à m’asseoir sur un banc. Et soudain, apparut un moine assez agé qui s’assit assez loin de moi de l’autre côté du banc et qui me demanda en anglais ce que j’étais venu faire au temple. Je répondis que je voulais apprendre à méditer. Il me répliqua que cela n’était pas possible car la méditation ne s’apprend pas. En mon for intérieur, je commençai à m’inquiéter, étant venue de si loin, et déjà un échec se profilait.

Mais, magnanime et avec un grand sourire accueillant, le moine me dit que je pouvais rester quelques jours et aider au balayage. Pourquoi pas, me suis-je dit, balayer, ça je peux le faire. En fait, je venais de rencontrer le très vénéré maître du lieu, Achaan Buddhadasa, qui aimait remettre en question les attentes des gens quand ils arrivaient, surtout les Occidentaux avec leur rêves romantiques de spiritualité. En quelques secondes, j’etais passé de rêves d’éveil à une histoire de balai plus prosaïque. Il m’enjoignit d’aller rejoindre les laïques thaïlandaises qui m’accueillirent avec grande gentillesse et me mirent un balai entre les mains.
En Thaïlande, je compris que la pratique Zen pourrait mieux me convenir et décidai de partir au Japon. Mais il y eut une erreur dans mon billet d’avion qui allait à Tokyo en passant par Séoul au lieu de Osaka. Par chance, je rencontrais des moines Coréens à Bangkok qui me donnèrent l’adresse d’une nonnerie en Corée du Sud. Donc, je comptais visiter la Corée pendant un mois et finalement, j’y restais 10 ans. La nonnerie m’envoya immédiatement dans le seul temple qui abritait des Occidentaux, le temple de Songgwangsa. J’arrivai le jour où la communauté se préparait pour la grande cérémonie de l’année. Venue rejoindre les laïques travaillant en cuisine, je fus interpellée par une laïque d’une cinquantaine d’années qui me demanda si j’étais mariée, avait des enfants, étudiait. Comme je répondais « non » à toutes ces questions, cette personne me dit que, si elle était à ma place, elle deviendrait nonne. En Corée, les femmes, à cette époque, étaient prisonnières d’un rôle et d’un statut contraignants. Elles étaient considérées fille d’un homme, épouse d’un homme ou mère d’un homme. Pour ces femmes, être nonne, c’était ouvrir la porte de la liberté, car en Corée, les nonnes bénéficiaient d’un statut très égalitaire aux moines. C’est à ce moment-là que je pris conscience de toutes ces mêmes erreurs qui revenaient toujours dans ma vie et me dit que devenir nonne serait une bonne idée.

Je bénéficiai d’une pratique rigoureuse pendant six mois de l’année à concurrence de dix heures par jour. Je m’habituai relativement rapidement aux habitudes vestimentaires, aux règles d’hygiène, et aux repas épicés. Je rencontrai les malentendus culturels inévitables entre une femme française et ses collègues coréens et coréennes. Mais tout ceci fut très utile pour développer sagesse, compassion et moyens habiles.

La tradition monastique coréenne se base sur l’école Dharmagupta. Donc il y a 348 préceptes pour les bikkunis et 10 préceptes pour les samaneris. Après quelques mois de travail en cuisine et d’apprentissage de la langue en tant que candidate à la vie monastique, je reçus les 10 préceptes de samaneri. Après 3 ans avec ce statut, je reçus les 348 préceptes de bikkuni. Mais je pris aussi dans une autre cérémonie les 58 préceptes des bodhisattvas que l’on trouve dans le Mahayana Brahmajala Sutra, texte à ne pas confondre avec le texte du même titre que l’on trouve dans le Canon Pali.

Je suis infiniment reconnaissante de ces 10 années de pratique intense en Corée et d’avoir eu l’opportunité de bénéficier de cette expérience de la vie monastique. Toutefois, si on aspire à la vie monastique il est important de comprendre que cela ne nous changera pas immédiatement. C’est un très long processus. Nous sommes les mêmes êtres humains que nous soyons habillés en laïques ou en nonnes. Ce qui est essentiel dans la vie monastique coréenne, c’est l’idée de la “grande communauté”. Donc, c’est une vie très communautaire. On dort ensemble, on mange ensemble, on étudie ensemble, on médite ensemble. Il faut être capable de vivre en communauté, ce qui n’est pas facile pour tout le monde. En Corée, j’ai aussi beaucoup appris au sujet de mes habitudes françaises en essayant de m’adapter aux façons de faire coréennes. Cela m’a montré que nous sommes souvent engoncées dans ces habitudes culturelles plus fortement que nous le pensions. Bien sûr, vivre dans une autre culture nous aide à nous ouvrir. Au bout du compte, ce qui a été le plus difficile pour moi fut la nourriture. Ayant un estomac délicat, ce fut un grande leçon au sujet du conditionnement: ce qui aidait mon estomac et ce qui ne l’aidait pas.

Finalement, la mort du maître de Songgwangsa, Kusan Sunim, en 1983 provoqua mon départ de Corée et de la vie monastique. Je restai encore une année pour aider à la transition pour les moines et nonnes étrangères et je partis en janvier 1985. Les six premiers mois de vie laïque furent difficiles. D’abord, je n’étais plus protégée par l’habit de nonne. Je redevenais ordinaire, mais au fil du temps, j’appris à beaucoup aimer être ordinaire. Je dus aussi trouver un travail pour subvenir à mes besoins. Dans la campagne anglaise, sans diplôme, je devins femme de ménage, ce qui fut très intéressant du point de vue de la pratique ; moi, qui n’avais jamais trop aimé le ménage ! Mais le plus dur fut la vie émotionnelle et relationnelle que j’avais évitée pendant 10 ans grâce à la vie monastique de célibat, mais aussi grâce à un contexte très hiérarchique. Pendant les six premiers mois de ma vie laïque, j’eus l’impression d’avoir 18 ans émotionnellement et ce fut assez tumultueux. Et puis la pratique reprit le dessus et je fus capable de travailler avec les sentiments et les habitudes émotionnelles avec l’appui de la pleine conscience créative que j’avais développée et cultivée pendant 10 ans.