Accueil Articles - Nouvelles des numeros precedents L’état des lieux de l’ordination complète des moniales par Eva Kunzang Neumaier

L’état des lieux de l’ordination complète des moniales par Eva Kunzang Neumaier

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Après le congrès de Hambourg

Les Moniales Bouddhistes souhaitent avoir les mêmes droits que les moines dans la vie spirituelle. Le premier congrès international des moniales1 à Hambourg en 2007 a lancé un débat à travers le monde bouddhiste sur l’ordination complète des moniales, qui reste niée de manière persistante par beaucoup de moines conservateurs. L’auteure de cet article remonte aux origines historiques d’une telle inégalité qui persiste encore de nos jours.

« Je suis fille du Bouddha, née de sa bouche », ainsi se décrivent les ascètes voyageuses et moniales bouddhistes (Pâli : Bhikkhuni, Sanskrit : Bhikshuni) du temps du Bouddha. Elles se considèrent les égales des moines en beaucoup de points. Sûres d’elles-mêmes et emplies d’énergie, elles cheminent vers le but ultime – le Nirvana, la fin des illusions trompeuses, au-delà de la mort et de la naissance. Beaucoup d’entre elles sont reconnues comme « Arhat (ou Arahant) » dans la littérature ancienne, ce qui signifie qu’elles avaient transcendé l’ignorance, l’envie et la haine. Pendant les deux ou trois centaines d’années suivantes, des écrits d’Inde confirment que des moniales occupent des places et des rangs importants au sein de la hiérarchie de la communauté monastique (Sangha), et disposent de capitaux conséquents leur permettant de prendre une part importante à la construction et l’entretien d’édifices bouddhistes.

Littérature par les moines pour les moines

C’est à ce moment que la situation change. Durant les siècles suivants, les écrits ne font plus état de la vie ou de l’influence des moniales. Leurs couvents tombent dans l’oubli. Les nombreux commentaires de la littérature bouddhistes ont été écrits par des moines pour des moines. Les moniales sont éclipsées. A partir de cette période de renouveau et jusqu’à nos jours, on ne connaît dans beaucoup de pays asiatiques que des novices (« Shramanerika »). Elles souffrent alors d’une vie en marge de la société et sont souvent considérées comme de simples domestiques. On ne trouve que dans certaines parties du Sud-Est asiatique des moniales ayant bénéficiées d’une ordination complète.

Lorsque durant la seconde partie du 20ème siècle de plus en plus de femmes ont émis le souhait de suivre une vie religieuse selon les préceptes bouddhistes, la situation est enfin reconnue comme problématique. Si, pendant la vie du Bouddha, vivaient des moniales ayant eu accès à l’ordination et cela se produisit également durant une période postérieure, pourquoi cela est-il devenu impossible aujourd’hui ? Pourquoi les moines seuls ont-ils accès à l’étude des textes bouddhistes et à l’enseignement ? Ne devons-nous pas remettre en place l’ordination pour les femmes ?

Ceci entraîna la création en 1987 d’une organisation pour les femmes bouddhistes (« Sakyadhita ») qui rassemble des moniales de toutes les écoles existantes ayant bénéficiées ou non de l’ordination.  Sakyadhita est une plate-forme non seulement d’échanges de connaissances et d’expériences, mais permet également de rechercher des possibilités d’introduction et de justification de l’ordination complète des femmes là où elle a disparue (dans les pays du Theravada) mais aussi là où elle n’a jamais existée (en Asie Centrale). Les options menant à ce but ont été explorées et discutées au sein de tous les mouvements bouddhistes.

Ce sont les novices bouddhistes venant des pays occidentaux qui de plus en plus nombreuses ont recherché l’ordination complète de moniales dans les années qui suivirent. Une possibilité actuellement est offerte par l’école chinoise où la tradition de nonnes ordonnées est encore vivante. Certains moines importants sont convaincus de la nécessité et de l’évidence d’une telle entreprise, notamment sa Sainteté le Dalai Lama. Il chargea Jampa Tsedroen, une moniale d’origine allemande ayant depuis 1985 l’ordination complète, d’organiser un congrès en 2007 qui se pencherait sur la question.

conference1Les attentes étaient énormes dès le début du congrès. Se pourrait-il qu’enfin une ordination complète soit possible dans l’ensemble des écoles bouddhistes ? Pourrions-nous enfin convaincre les représentants des opinions les plus conservatrices et restrictives de ne plus s’opposer à la réintroduction de l’ordination des moniales ? Pour faire court : même si ces espoirs n’ont pas été concrétisés, le congrès a donné à beaucoup de novices le courage d’aspirer à l’ordination. Le débat international a acquis plus de poids. Plus d’une centaine d’exposés pendant le congrès ont mis en avant les différentes facettes de la problématique de la réintroduction d’une ordination complète des moniales et ont apporté beaucoup de précieuses informations.

conference6On peut se demander en quoi une telle réintroduction paraît si difficile ? Pour cela, il faut se pencher sur l’histoire et l’évolution du « Vinaya » (Le manuel comprenant les règles auxquelles doivent se plier les moines et les moniales). Ces normes ont pour source même le Bouddha. Il a précisé les règles à observer lorsque la conduite d’un moine ou d’une moniale se heurte au doute ou au rejet de la société. Un exemple est donné avec la condition juridique inexistante de la femme dans l’Inde ancienne. Les femmes dépendaient ou se soumettaient entièrement à leur père, leur frère ou leur mari. Ainsi, les moniales indépendantes et ayant les mêmes droits que les moines étaient un scandale au sein de la société existante. En réponse au rejet de la part des laïcs, le Bouddha décréta que même les moniales les plus âgées devaient respect aux moines les plus jeunes. Une partie des réglementations du Vinaya ont été donc mise en place avant tout pour éviter un conflit direct avec les us et coutumes préexistants dans l’Inde ancienne.

Pendant les siècles suivants, plusieurs variantes des règles originelles du Vinaya ont été transmises. Seuls trois d’entre elles ont survécu : le Vinaya de la tradition Theravada du Sud et Sud-Est asiatique, celui de l’école Dharmaguptaka en Asie Orientale et enfin celui du mouvement Mulasarvastivada en Asie Centrale. L’ordination complète des moniales a été conservée uniquement au sein de la ligne Dharmaguptaka et également celle de Chine. Pour les deux autres Vinaya, la transmission a été brisée en raison des aléas de l’histoire qui ont abouti à la disparition des ordres monastiques féminins.

Opposition contre la « loi de pureté » de la ligne de transmission

Un des éléments les plus important de l’ordination est le fait qu’elle doive être transmise par des moniales et des moines dont l’ordination est en lien ininterrompu et reconnu jusqu’au Bouddha. L’ordination d’une Bhikshuni se déroule en deux étapes : une ordination temporaire par dix à douze Bhiksunis, suivie d’une ordination complète par un double groupe de dix moines et de dix à douze moniales. Dans une situation idéale, les moines et les moniales participant à la cérémonie doivent être de la même école. Les interprétations conservatrices des différentes coutumes insistent sur l’inéquation des diverses traditions du Vinaya. Ce point de vue entraîne un difficile conflit d’intérêt pour les novices de la tradition Theravada comme pour celles de la tradition tibétaine (qui suivent le Vinaya Mulasarvastivada), qui souhaitent une ordination complète en tant que moniale, car celle-ci n’est actuellement possible qu’avec la participation de Bhikshunis de la tradition chinoise du Dharmaguptaka. Si elles souhaitent conserver la pureté de leur propre tradition, le chemin vers une ordination leur serait à tout jamais fermé. Comme l’ont démontré beaucoup d’exposés lors du congrès, une opposition s’est élevée contre une telle situation.

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Bhikkhuni Dhammananda a précisé qu’en 1928 déjà un Thaïlandais du nom de Narin Klueng a ordonné ses deux filles en tant que moniales. Selon Dhammananda, une telle avancée a provoqué l’interdiction de l’ordination complète des femmes par le chef de l’ordre monastique thaï (Sangharaja). Pourtant Voramai Kabilsingh, une éminente défenseure des droits de la femme en Thaïlande, s’est élevée non seulement en faveur de la renaissance de la spiritualité des femmes bouddhistes, mais également pour une ordination complète des moniales. Elle put bénéficier de celle-ci à Taiwan en 1970 par le biais de la tradition Dharmagupta, alors qu’elle était de l’école Theravada. C’est pour cela que l’establishment bouddhiste de Thaïlande lui refusa la reconnaissance de son statut de moniale.

Identiques furent également les expériences des novices occidentales de la tradition tibétaine, qui pour réaliser leur souhait de devenir moniales bouddhistes, ont demandé une ordination complète selon les règles de l’école Dharmaguptaka à Hong Kong, Taiwan, en Corée ou en Chine. Les représentants conservateurs de la ligne tibétaine se sont alors sentis obligés de refuser la reconnaissance de ces ordinations.

De plus, les participants du congrès ont présenté d’autres obstacles à la renaissance de l’ordination des moniales. Ainsi, Oskar von Hiniiber, professeur à l’Université de Freiburg, a précisé que le Bouddha ne s’était jamais adressé directement aux moniales, et que les « huit règles difficiles » qui leur étaient imposées n’étaient que celles déjà respectées par les communautés d’ascètes femmes déjà existantes en Inde de l’époque. Le professeur de l’Université de Hambourg Lambert Schmithausen quant à lui, a mis en avant le fait que les règles du Vinaya pour les moniales ne sont que le reflet des bases de société indienne de l’époque. Ainsi, selon lui, le Vinaya de notre époque doit également être à l’image de nos idéaux modernes d’égalité entre l’homme et la femme. Le Tibetologue Jan Sobisch a pu également prouver que le lien de transmission de l’ordination des moines comportait également des failles : le peu de noms précisés dans les textes tibétains démontrerait une longévité anormale de la vie des différents moines. D’autres intervenants ont démontré que non seulement l’assurance des moines, mais également la considération « naturelle » de la position inférieure des novices et de la femme en générale, sont les principales causes de blocage envers une réintroduction de l’ordination des moniales (selon notamment Bhikshuni Tenzin Palmo).

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Beaucoup de participant(e)s se sont penché(e)s sur les évolutions historiques des différents Vinayas. De nombreuses interventions ont mis en lumière que l’opposition des différents Vinayas est une contradiction même de la tradition bouddhiste reconnue par tous. Et que la reconnaissance universelle de l’existence d’un «Vinaya Originel» édicté par le Bouddha admet donc qu’il n’est pas à l’origine des différences, mais que celles-ci sont issues des interprétations postérieures. De plus, Bhikku Sujato a démontré que, dans le passé, les diverses traditions Vinaya se sont croisées et mélangées.

Ramener les ordres de moniales à la vie

Plusieurs participants ont montré les irrégularités dans l’utilisation des règles du Vinaya, qui réglementent l’ordination des moniales : Shayne Clark, Me Master de l’Université Kanada, a énoncé que le Bouddha, à côté des règles « idéales », a validé expressément de manière exceptionnelle des ordinations de moniales effectuées seulement par des moines ou exclusivement par des moniales. Un discours supplémentaire a démontré que dans l’ancien Japon avait lieu des ordinations « privées » comme des cérémonies « auto-effectuées » de moniales, afin de contourner les restrictions imposées par l’Etat. Ces deux discours ont proposé de procéder aujourd’hui de la même manière afin de ramener à la vie les ordres monastiques des moniales.

L’incorporation de la tradition Mulasarvastivada avec celle Dharmaguptaka dans le Tibet du 10ème siècle en est un exemple parfait. Lorsqu’entre le 9ème et le 10ème siècle, le Bouddhisme était presque éteint et qu’il ne restait que trois moines Mulasarvastivada, deux moines chinois Dharmaguptaka ont été appelés pour l’ordination de Gongpa Rabsel. Ainsi l’ordination de Gongpa Rabsel, un des pères du renouveau du Bouddhisme tibétain (« Phyi dar »), repose sur une alliance de deux traditions. Bhiksuni Thubten Chodron posa alors la question de savoir si ce qui a pu sauver le Bouddhisme tibétain au 10ème siècle, ne pouvait servir d’exemple pour le renouveau des ordres de moniales.

conference7À la fin du congrès, les participants sont arrivés à la conclusion que les arguments contre une réintroduction de l’ordination complète des moniales de la tradition Theravada et de celle tibétaine reposaient avant tout sur une revendication de suprématie historique et culturelle, plutôt que sur des faits objectifs. Ni les interprétations des différentes traditions du Vinaya, ni les écoles traditionnelles créées au fil du temps, ne pouvaient réellement être des obstacles à la réintroduction de l’ordination des moniales.

Eva Kunzang Neumaier, née en 1937 à Munich, a étudié l’Indologie et la Tibétologie à Munich (Promotion 1966, Doctorat 1976). Après des études de terrain en Inde et au Ladakh, elle devient professeur entre 1981 et 1990 au sein du Department of Religious Studies de l’Université de Calgary au Canada. En 1991, l’University of Alberta à Edmonton la nomma professeur et Department Chair. Après son départ à la retraite en 2003, elle retourna à Munich où elle devint membre de la Gemeinschaft fur Achtsames Leben.

1 – First International Congress on Buddhist Women’s Rôle inthe Sangha-Bhikhuni Vinaya and Ordination Lineages with H.H. the Dalai Lama

Source : Le réseau de femmes Bouddhistes en Europe – Les photos : © Moni Kellermann

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