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Menaces sur les droits des femmes et la démocratie

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Menaces sur le droit à l’avortement,  Femmes ici et ailleurs n° 32 – Nancy Northup et Véronique Séhier

Nancy Northup, juriste et militante associative, est diplômée de droit de l’université de Columbia. Depuis 2003, elle préside le Centre pour les droits reproductifs (Center for Reproductive Rights). Cette organisation prochoix se bat sur le terrain juridique pour faire avancer ces droits et les faire reconnaître comme des droits humains fondamentaux. Elle agit au niveau des États américains, à l’échelle fédérale mais aussi auprès des organismes internationaux, dont les Nations unies. Sous la présidence de Nancy Northup, le Centre a vu son budget tripler, a multiplié ses actions et ouvert des bureaux à l’étranger.

 

Véronique Séhier a rejoint le Planning familial du Nord en 1978. Elle a intégré ensuite le bureau national de l’organisation, où elle a été responsable de la commission contraception. Depuis 2013, elle en est la coprésidente. Ce mouvement féministe défend le droit à l’éducation à la sexualité, la contraception et l’avortement, milite contre les discriminations liées au genre ou à l’orientation sexuelle, combat les violences sexistes et sexuelles. Véronique Séhier a fait partie du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes de 2013 à 2015. Elle est membre du Conseil économique, social et environnemental.

 

Depuis le début de l’année, près du tiers des États américains ont adopté des lois qui restreignent, interdisent ou criminalisent l’avortement. Si l’arrêt Roe v. Wade de 1973 empêche leur entrée en vigueur, la Cour Suprême, où le camp conservateur est désormais majoritaire, pourra décider de revenir sur ce droit fondamental. En Europe, l’accès à l’IVG est également menacé ou entravé. Regards croisés, de part et d’autre de l’Atlantique, avec l’Américain* Nancy Northup, présidente du Center for Reproductive Rights, et de la Française Véronique Séhier, coprésidente du Planning familial.

De nombreux États américains ont récemment voté des lois très restrictives sur l’avortement. Pourquoi maintenant ?

Nancy Northup : Les droits des femmes et l’accès à l’IVG sont des combats constants aux États-Unis. Mais ils se sont intensifiés depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. La nomination de deux juges antichoix à la Cour Suprême est l’une des promesses de campagne du Président, qui a pour objectif de faire abroger l’arrêt Roe v. Wade, la décision de 1973 qui garantit le droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis. Cette nomination a donné le feu vert aux États pour passer ces lois.

Véronique Séhier : Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis couvait depuis longtemps. Avant même l’élection de Trump, les fake news se sont multipliées contre le Planning familial. Ce mouvement antichoix est très bien organisé, largement financé, avec une stratégie qui se déploie jusque sur notre continent, notamment avec la présence de Steve Bannon.

Quelle est votre analyse de la situation de notre côté de l’Atlantique ?

V.S. : Les mouvements antichoix, catholiques intégristes, d’extrême-droite et populistes mènent un lobbying intense. Ils ont un programme, Restaurer l’ordre naturel, un agenda. Ils sont derrière les projets de loi restrictifs en Pologne, en Espagne, en Hongrie, où ils ont obtenu d’inscrire dans la Constitution le droit de l’enfant à naître. Ils s’attaquent au droit à l’avortement, à l’éducation à la sexualité, au mariage pour tou-te-s, à la contraception, à l’égalité des genres, qui sont tous des facettes d’un même droit : celui des femmes à disposer de leur corps et de chaque personne à pouvoir vivre sa sexualité librement, sans contrainte ni violence. Or, on le sait et la Hongrie n’en est qu’un exemple : là où les droits des femmes reculent, la démocratie recule.

Aux États-Unis, seize États ont considérablement réduit l’accès à l’IVG depuis le début de cette année.
Quelles sont les conséquences concrètes de ces lois antichoix votées en Alabama, en Géorgie, etc. ?

N.N. : Toutes ces lois vont être bloquées parce qu’elles violent la Constitution américaine. Le point crucial va être l’attitude de la Cour Suprême : va-t-elle continuer à protéger ce droit fondamental qui garantit l’autonomie des femmes dans leur choix vis-à-vis de leur corps et de leur santé? Malheureusement, le risque d’annulation de l’arrêt Roe v. Wade est réel. Il y aura toujours des États américains où l’IVG restera légale, comme ceux de New York ou la Californie. Les femmes qui en ont les moyens pourront s’y rendre, mais pas les femmes pauvres qui forment une proportion très importante de celles qui avortent. Un revirement de la Cour Suprême aurait un impact terrible pour elles. Je rappelle qu’une femme sur quatre dans notre pays va devoir prendre au moins une fois dans sa vie la décision de mettre un terme à une grossesse.

Dans de nombreux endroits des États-Unis, mais aussi dans certains pays européens, l’avortement est possible en droit mais pas en faits…

N.N. : Oui, par exemple, plusieurs États ne disposent que d’une seule structure autorisée à pratiquer des IVG. L’une de nos voies d’actions majeures est d’élargir l’accès à l’avortement. Nous venons de gagner un procès dans le Montana, où la Cour Suprême de cet État a autorisé une infirmière à pratiquer des IVG. Ne pas réserver ce droit aux seul-e-s médecins permet aux femmes qui vivent dans des zones rurales, comme dans le Montana, de pouvoir y avoir recours. Les actions en justice permettent de sortir du battage médiatique et des publications malsaines sur les réseaux sociaux, pour réaffirmer clairement que l’avortement est un acte médical sûr et que les Américaines doivent y avoir accès.

V.S. : Le droit seul ne suffit en effet pas. En Allemagne, l’IVG est juste tolérée. Il n’existe pas de loi qui assure à chaque femme la possibilité d’y avoir recours. L’acte n’est pas remboursé, sauf pour les femmes dans les situations les plus précaires. En Italie, ou la majorité des médecins font jouer leur clause de conscience, l’accès à l’avortement n’est pas non plus garanti. L’Italie a déjà été condamnée à deux reprises à ce sujet, mais s’en moque.

En France aussi il existe cette clause de conscience…

V.S. : Et même une double clause de conscience, qui est l’héritage des compromis que Simone Veil a dû faire avec les médecins et l’Eglise : la clause de conscience sur l’avortement s’ajoute à celle, générale, inscrite dans le code de santé publique. On ne sait pas combien de médecins l’utilisent pour refuser un avortement. En France, on croit qu’il n’y a pas de problème, mais des femmes sont retardées ou empêchées d’avorter à cause de cette clause de conscience ou parce qu’elles doivent attendre deux ou trois semaines pour avoir un rendez-vous. Il y a encore de fortes inégalités d’accès à l’avortement, c’est pour cela que nous demandons par exemple l’extension de l’IVG instrumentale aux sages-femmes pour couvrir le mieux possible le territoire. L’avortement reste encore un sujet compliqué et polémique dans notre pays, comme l’illustre le revirement du Sénat (NB : le Sénat a annulé le 11 juin l’allongement à quatorze semaines du délai pour avorter, qu’il avait voté quatre jours auparavant). La ministre de la Santé a pris un engagement important en annonçant une enquête sur la réalité de l’accès à l’IVG en France.

Quel est le rôle de la société civile et des mouvements féministes face à ces attaques contre les droits des femmes ?

N.N. : Il est essentiel. On n’a jamais rien sans rien. Les droits ne sont jamais bâtis et protégés sur du vide, ils dépendent de la voix du peuple. Les décisions de la Cour Suprême n’échappent pas à la règle. D’autant que, si l’arrêt Roe v. Wade est abrogé, il faudra trouver d’autres formes d’actions pour continuer de défendre ces droits, d’où l’importance de s’engager dès maintenant dans ce combat. Dans son ensemble, le peuple américain tient à ce que l’avortement reste légal et sans danger. Ces lois ne reflètent pas l’opinion de la grande majorité de la population américaine.

V.S. : Les droits des femmes ont toujours été obtenus avec des luttes, que ce soit pour la contraception, l’avortement, ou la PMA aujourd’hui. Tous ont été issus des mobilisations de la société civile, des associations féministes, des syndicats, des partis politiques… l’accès universel à ce droit humain fondamental doit être défendu en France, mais aussi dans les autres pays, pour qu’il soit garanti pour toutes les femmes, quel que soit l’endroit où elles vivent. C’est pour cela que nous avons créé le collectif Avortement Europe. C’est aussi pour cela que nous portons ce sujet, chaque année, à la Commission de la condition de la femme, aux Nations unies, à New York. Nous sommes solidaires de toutes les femmes qui se battent pour ce droit, partout dans le monde, par exemple avec les Argentines qui ont représenté le 28 mai, pour la huitième fois, leur projet de légalisation de l’IVG devant le Parlement.

Que signifierait pour les femmes des autres pays une interdiction ou une limitation du droit à l’avortement aux États-Unis, qui incarnent un symbole de progrès et de liberté ?

N.N. : Le message envoyé serait très négatif. Les États-Unis ont une forte influence internationale, notamment à l’ONU et dans d’autres instances. Cependant, le reste du monde prend conscience que le droit à l’avortement est un droit fondamental. C’est ainsi que, pays après pays, le mouvement va vers sa libéralisation : l’an dernier en Irlande, l’année précédente au Chili. La planète n’écoute pas monsieur Trump et ne marchera pas derrière les États-Unis. C’est pour cela que, malgré la lutte que nous devons mener actuellement aux États-Unis, je suis incroyablement optimiste.

V.S. : Face aux tentatives pour faire reculer ce droit fondamental, les femmes se lèvent, descendent dans la rue par milliers, comme en Argentine. Regardez ce qui s’est passé en Irlande, avec ce référendum qui a affiché 66 % de votes favorables. Ce n’est pas seulement le fait de féministes convaincues mais de toute une société qui a avancé : des profession-nel-le-s de santé ont témoigné des conséquences de l’avortement illégal, des « catholics for choice » se sont fait entendre pour ce droit. Il y a eu un vrai « together for yes», ensemble pour le oui. Ce qui me rend optimiste, ce sont ces mobilisations. Aux États- Unis, en Argentine, en Irlande, en Pologne… Partout, les femmes résistent.

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Le droit à l’avortement dans le monde

Au sein de l’Union européenne, 85 % des pays membres autorisent l’avortement. Les États qui le prohibent encore sont la Pologne, Chypre, Andorre et Malte, où la religion catholique est très influente. À la suite d’une mobilisation massive des lrlandais-es, un référendum en mai 2018 a ouvert le droit à l’IVG, effectif depuis une loi de décembre dans leur pays. Cependant, dans certaines nations européennes, l’accès à l’avortement, bien que légal, est dans les faits restreint : en Italie, 70 % des médecins refusent de le pratiquer en brandissant leur«clause de conscience».

En Allemagne, deux gynécologues sont poursuivies pour «publicité pour l’IVG» : elles avaient simplement diffusé de l’information sur les méthodes utilisées. Le renforcement des partis d’extrême droite et des groupes antichoix sont également une menace sur ce droit fondamental des femmes.

En Asie, l’avortement est légal dans de nombreux pays. La Corée du Sud vient de juger l’interdiction de l’IVG contraire à la Constitution (lire Femmes ici et ailleurs #31). Cependant, ce droit est parfois détourné pour éviter la naissance de filles.

En Amérique du Sud, les femmes luttent depuis des années pour ce droit fondamental. Avec des avancées : le Chili, seul État qui prohibait totalement l’avortement selon une loi qui datait de Pinochet, a assoupli sa législation en août 2017, permettant l’IVG en cas de danger pour la vie de la mère, malformation du fœtus ou grossesse à la suite d’un viol ou d’un inceste. En Argentine, un scandale a éclaté en février avec le cas d’une fillette de onze ans, enceinte après avoir été violée par le compagnon de sa grand-mère, à qui un avortement a été refusé bien qu’elle l’ait demandé à plusieurs reprises. Dans ce pays où, en 2018, les député-e-s ont voté l’ouverture du droit à l’IVG – la proposition de loi a été révoquée par le Sénat – les militant·e·s-prochoix ne relâchent pas la mobilisation. Des Argentines sont venues manifester jusque sur le tapis rouge du festival de Cannes en brandissant des foulards verts.

Un long chemin reste également à parcourir au Moyen-Orient et en Afrique. Au Maroc, l’avortement est toujours puni d’une peine de prison ferme. Seuls la Tunisie, l’Afrique du Sud, le Cap-Vert et le Mozambique l’ont légalisé D’après l’Organisation mondiale de la santé, les risques d’infection à la suite d’un avortement clandestin restent parmi les plus élevés du monde en Afrique.

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