Accueil Magazine N° 24 Automne/Hiver 2016-2017 Ecrivons notre histoire

Ecrivons notre histoire

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Quels souvenirs gardons-nous de l’histoire que nous avons avalée tout au long de notre scolarité ? quelques noms ? quelques dates ? Nous n’avons du passé qu’une vision essentiellement guerrière, qui a gagné la guerre, qui l’a perdu, c’est cela l’histoire ? Que connaissons nous réellement de la vie de nos ancêtres, de leur façon de penser, de voir le monde, leurs croyances, les lois en vigueur à leur époque ?

L’histoire, c’est beaucoup plus que quelques dates de batailles et de couronnements, l’enseignement en est éminemment politique et vise à modeler l’inconscient collectif de la société tout entière. C’est la matière la moins neutre qui soit, sa principale finalité a été longtemps de favoriser chez les élèves l’éclosion du patriotisme et un sentiment d’identité nationale. D’ailleurs,  sous les régimes dictatoriaux, cette matière devient le lieu de toutes les projections, d’un nationalisme sectaire et de la propagande ; c’est la transmission des préjugés, le creuset où se forgent tous les extrémismes.
Heureusement, dans nos démocraties, la façon simpliste de raconter l’histoire a commencé à se fissurer dans le contexte de la décolonisation et des débuts de la construction européenne.
Mais, où sont les femmes dans cette transmission du passé ? invisibles ? inexistantes ? insignifiantes pour tout dire ou encore à peine évoquées pour marquer leur peu d’importance dans ce grand chœur guerrier où les pouvoirs masculins s’entrechoquent.

En étendant à la recherche historique le mot d’ordre féministe ‘un homme sur deux est une femme’, les historiennes ont mis en évidence que non seulement l’universel jusque-là étudié n’était en fait qu’un demi-universel, mais que celui-ci était pensé, écrit et raconté au masculin.
Au début des années 90, les premières pierres de la recherche de l’histoire des femmes en Occident ont été posées par un ouvrage collectif majeur désormais classique, traduit en plusieurs langues et qui fait référence. L’Amérique a développé les gender studies. L’université de Toulouse a vu la création de Clio, une revue d’historiennes qui ouvre ses colonnes à celles et ceux qui, dans toutes les périodes de l’histoire et jusqu’au très contemporain, entreprennent de rendre visibles les femmes ou proposent une lecture sexuée des sociétés. « Il s’agit de rendre visible l’acuité d’un regard savant qui se porte désormais aussi sur les femmes, l’utilisation d’une grille de lecture sexuée, complémentaire, pour déchiffrer le passé. » (lire ici un article sur l’histoire des femmes).

De même que l’histoire profane a été jusque très récemment entre les mains d’historiens exclusivement masculins dont la vision était si naturellement monogenre qu’ils ne la questionnaient même pas, l’histoire spirituelle du bouddhisme a été, dès le départ, écrite et transmise au masculin, d’où l’absence, tellement préjudiciable pour les femmes, de modèles féminins de maitres réalisés.

Comme le souligne Andrea Miller dans l’article consacré à la direction féminine, le Bouddha faisait l’éloge de ses disciples féminines pour leur sagesse et fonda un ordre de nonnes. Et pourtant après sa mort, lorsqu’un conseil de cinq cents arhats (éveillés) se rassembla pour établir le canon bouddhiste, pas une seule femme arhat n’était parmi eux. Au cours des millénaires, il a existé des femmes enseignantes, mais les chercher c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Tandis qu’il existe des listes entières d’ancêtres masculins, dans chaque tradition il n’y a seulement qu’une poignée d’ancêtres féminines.

Il est essentiel pour les femmes de se saisir de leur histoire et de l’écrire elles-mêmes.  Les livres sont un support important qui joue un rôle majeur pour faire connaitre des femmes remarquables qui nous inspirent.

Rappelons les quelques sources historiques qui nous permettent de nous relier aux femmes pratiquant dès les origines mêmes du Bouddhisme.

Tout d’abord la tradition la plus proche du Bouddha :

Le Thérigata témoigne de l’éveil et de la haute autorité spirituelle reconnue dans la Sangha à des pratiquantes du temps du Bouddha. Thérigata veut dire le « chant des anciennes », le titre français ne reflétant en rien le contenu du livre.

Le Zen :

Women of the way : Pratiquante américaine dans la tradition du bouddhisme zen, Sally Tisdale visite des monastères japonais, elle y découvre l’absence de toute référence féminine en matière de transmission et de modèles. Elle décide de reconstituer la lignée des « matriarches », des femmes sur la voie qui ont laissé un témoignage, si ténu soit-il, de leur réalisation spirituelle.
Cet ouvrage explore 2500 ans d’histoire du bouddhisme sous la forme de courtes biographies tirées de données historiques et mises en forme avec talent par Sally Tisdale.

Zen Women: Beyond Tea Ladies, Iron Maidens, and Macho Masters par Grace Schireson : En tant que femme, mère, maître zen, et psychologue, l’auteure enrichit de ses compréhensions profondes la vision qu’elle nous propose de l’histoire négligée des femmes dans le zen depuis ses origines. Elle montre comment la vie de famille a fait partie de la pratique de ces femmes qui en a été renforcée.

Women Living Zen – Japanese Soto Buddhist Nuns Une étude universitaire mené par une américaine d’origine japonaise qui montre l’importance des nonnes dans le Soto zen et leur place au XXème siècle.

Dans la tradition tibétaine,

Women of Wisdom par Tsultrim Allione : Une nonne occidentale qui pratique le bouddhisme tibétain prend soudain conscience  que tous les maîtres qu’elle a rencontré sont des hommes. Elle réalise l’importance pour les pratiquantes de découvrir la biographie de grandes yoginis, c’est ce qu’elle va s’employer à rechercher et qu’elle nous offre.

Les sources du passé sont maigres, mais celles du présent sont d’une grande richesse.

Tout d’abord rendons justice à Alexandra David-Neel. Elle a écrit une partie de l’histoire du bouddhisme en Occident par le rôle qu’elle a joué en France (et ailleurs) pour préparer le terrain au bouddhisme tibétain. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la France est le pays européen comptant le plus de centres et de pratiquant(e)s dans cette tradition. De nombreuses biographies lui ont été consacrées, mais elle est plus considérée comme une exploratrice hors du commun que comme une enseignante, rôle que d’ailleurs, par modestie, elle avait décliné à son retour en France.
Elle se disait « reporter orientaliste » et, comme elle vivait de sa plume, elle a publié de nombreux récits de ses voyages et même des « romans spirituels », mais ce serait oublier les ouvrages plus sérieux que de la réduire à ces livres grand public. Elle a aussi écrit des ouvrages destinés à mieux faire connaitre le bouddhisme, après avoir pratiqué assidûment elle-même pendant toute sa vie, avoir connu des expériences spirituelles et avoir passé trois ans en retraite, et encore trois ans à étudier la Prajnaparamita au monastère de Kum Bum, aussi ses ouvrages  le Bouddhisme du Bouddha, les Enseignements Secrets des Bouddhistes Tibétains, la Connaissance Transcendante doivent être mis à l’honneur et cités comme ouvrages de valeur venant de quelqu’un qui connait son sujet de façon approfondie.

Aux Etats unis, plusieurs ouvrages ont vu le jour au fil des années pour déployer toute la variété de parcours et de pratiques de nombreuses enseignantes.

Nous ne détaillerons pas ici les ouvrages traitant d’une seule enseignante puisque c’est une large partie de notre rubrique « Enseignantes célébrées » qu’il faudrait énumérer. Nous évoquerons donc uniquement des ouvrages pluriels.

Dans la tradition Zen :

The Hidden Lamp – Stories from Twenty-Five Centuries of Awakened Women par Zenshin Florance Caplow : une collection d’une centaine de koans et d’histoires de femmes bouddhistes depuis le temps du Bouddha jusqu’à nos jours, y compris des enseignantes actuelles.

Dans la tradition tibétaine :

Dakini Power  par Michaela Haas : Comment 12 enseignantes bouddhistes dans la tradition tibétaine ont réussir à fusionner l’Orient et l’Occident – y compris Pema Chodron, Joan Halifax, Thubten Chodron, entre autres.
Les biographies et les réflexions personnelles de ces enseignantes Occidentales et Tibétaines, qui partagent les moments d’inspiration où elles ont découvert leur véritable vocation, ont surmonté les obstacles, et développé le courage, la détermination et la sagesse pour progresser sur le chemin spirituel.

De nombreux ouvrages pour faire connaitre des enseignantes sont parus dans une approche intertradition depuis une trentaine d’années :

Turning the Weel par Sandy Boucher  : paru en 1988 – réédité en 1993, Turning The wheel raconte une révolution tranquille d’une grande signification, la transformation du bouddhisme aux Etats Unis par les valeurs démocratiques et féministes.

Meetings with Remarkable Women par Leonore Friedman, paru en 1988, réédité en 2000. Leonore Friedman interroge et présente des enseignantes bouddhistes  américaines (toutes branches du bouddhisme) qui parlent de leur parcours et de leurs expériences spirituelles. Bouddhisme au féminin en a déjà présenté certaines. Ne pas confondre avec l’ouvrage de Martine Batchelor qui est postérieur.

Buddhist Women on the Edge: Contemporary Perspectives from the Western Frontier par Marianne Dresser paru en 1996 trente essais par des femmes bouddhistes américaines de toutes les traditions.

Rencontre avec des femmes remarquables par Martine Batchelor : paru en anglais en 1996 sous le titre Walking on Lotus flower, le seul ouvrage traduit en français en 2008, réédité en 2014. Cet ouvrage très intéressant nous fait découvrir l’expérience spirituelle actuelle de plusieurs femmes, asiatiques ou occidentales, issues de diverses traditions bouddhiques. Nonnes ou enseignantes renommées, elles sont ermites ou mères de famille, travailleuses sociale ou artistes. Toutes partagent la pratique de la méditation qui a transformé leur vie et insistent sur la possibilité pour chacune de prendre en main son cheminement spirituel.

Women’s Buddhism, Buddhism’s women par Ellison Banks Findly, paru en 2000. Tout au long de l’histoire du bouddhisme, les femmes ont été  entravées dans leurs efforts pour réaliser la plénitude de leur vie spirituelle; elles affrontent davantage d’obstacles pour avoir la pleine ordination, ont moins de possibilités de cultiver des pratiques avancées, et reçoivent une moindre reconnaissance pour leurs accomplissements spirituels. L’ouvrage comporte une trentaine d’essais à la fois d’Occident et d’Asie.

Buddha’s Daughters: Teachings from Women Who Are Shaping Buddhism in the West par Andrea Miller, paru en 2014 : Le bouddhisme a commencé à prendre racine en Occident en même temps que les voix des femmes cherchaient à se faire entendre— après des millénaires de relégation et de silence. Cette coïncidence heureuse a permis à des femmes qui sont devenues des enseignantes bouddhistes de devenir des porte paroles du Dharma et elles font désormais partie intégrante du visage du Bouddhisme en Occident.

In Search of Buddha’s Daughters: A Modern Journey Down Ancient Roads par Christine Toomey Paru en 2016, l’ouvrage expose des rencontres de l’auteure depuis 2011 avec des femmes bouddhistes du Népal au Japon en passant par l’Europe.

Tous ces ouvrages collectifs ont largement contribué et contribuent à faire connaître et respecter la voix des enseignantes.

Aux Etats Unis, plusieurs magazines bouddhistes paraissent régulièrement, tous se veulent inter-tradition
Tricyle
Lion’s roar (anciennement Shambala Sun) est issu du bouddhisme tibétain dans la lignée de Chogyam Trungpa), traite comme Tricyle du bouddhisme en relation avec l’actualité
Buddhadharma, du même groupe, se veut plus axé sur les enseignements
Le magazine du Théravada Inquiring Mind, qui ne fonctionnait que sur donations, a cessé sa parution l’année dernière.

Tous ces magazines veillent à accorder une large place aux enseignantes, les lecteurs étant majoritairement des lectrices, et les pratiquants, majoritairement des pratiquantes.

En France, l’UBF lance un magazine qui s’appuie sur Sagesses Bouddhistes :  quelle place va-t-il donner aux femmes enseignantes ? Et l’émission Sagesses Bouddhistes sur France 2, quelle place donne-t-elle aux femmes enseignantes ? Combien de femmes sont reçues sur toute une année ??

Il existe un autre magazine Regard Bouddhiste, quelle place fait-il aux femmes dans ses rubriques ?

Dans la tradition du zen, il est d’usage de se remémorer quotidiennement les maitres qui ont permis la transmission remontant théoriquement au Bouddha historique. Le fait que cette liste ne comporte aucun nom de femme a poussé des pratiquantes anglo saxonnes à faire des recherches.
Chanter des noms oubliés : En Octobre 2010 l’Association américaine du bouddhiste Zen Soto (SZBA), regroupant des enseignant(e)s au niveau national, a approuvé un document qui honore les ancêtres féminins dans la tradition Zen. C’était un tournant historique.
Après des années de discussion et de recherche érudites, les ancêtres féminins, remontant à 2500 ans en Inde, en Chine et au Japon pouvaient désormais être incluses dans le programme, le rituel et la formation offerte aux étudiant(e)s occidentaux du zen. Depuis cette décision, les centres Zen Soto américains alternent dans leur rituel de chant quotidien un jour les patriarches et un jour les matriarches.

Le Zen Soto en France suivra-t-il le chemin américain de la reconnaissance officielle de la place des matriarches dans son histoire ?

À part Alexandra David Neel déja évoqué, nous avons la chance de bénéficier de traductions en français d’ouvrages sur des enseignantes que nous avons célébré comme Dipa Ma, Ayya Khema et bien sur Jetsunma Tenzin Palmo. Mais à notre connaissance, rien n’a été publié sur les enseignantes en France et dans les pays francophones, qui sont pourtant nombreuses, (voir notre page) nous appelons de nos vœux les livres qui les feront mieux connaître. Ces livres restent à écrire…

 

Voir  un extrait du livre de Michelle Perrot : Les femmes ou le silence de l’histoire