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Aimer tout le monde : un guide pour les activistes spirituels

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Un vrai changement politique doit être spirituel. Une vraie pratique spirituelle doit être politique. Les enseignantes bouddhistes Sharon Salzberg et la révérende Angel Kyodo Williams (prêtre zen) échangent sur la manière de rapprocher ces deux domaines afin de construire une société plus juste et plus compatissante.

Cet échange a eu lieu tout de suite après le résultat des éléctions présidentielles américaines en novembre 2016.

Sharon Salzberg (à gauche) et la Rév. Angel Kyodo Williams (à droite). Cette exploration des relations entre pratique spirituelle et activisme politique s’est tenue au Centre de la Communauté Juive de Manhattan. Cet évènement a été sponsorisé par l’Institut Garrison.
Sharon Salzberg (à gauche) et la Rév. Angel Kyodo Williams (à droite). Cette exploration des relations entre pratique spirituelle et activisme politique s’est tenue au Centre de la Communauté Juive de Manhattan. Cet évènement a été sponsorisé par l’Institut Garrison.

 

Sharon Salzberg: J’aimerais débuter par une méditation. Concentrez votre attention et votre énergie sur votre corps et ressentez votre respiration. Trouvez l’endroit où la respiration est la plus perceptible, portez votre attention en ce point, et restez simplement dans le calme. Ressentez votre respiration normale, naturelle, telle qu’elle apparaît, telle qu’elle change.
Peu importe ce que nous traversons, peu importe où nous sommes, nous avons cet ancrage, ce point de repère, de disponible, si nous nous en rappelons. Portez simplement votre attention sur la sensation de la respiration.

Si des distractions surviennent et qu’elles ne sont pas trop fortes, vous pouvez rester connectés à la respiration. Voyez simplement si elles peuvent se dissoudre. Mais si quelque chose est assez fort pour vous emporter – si vous vous perdez dans vos pensées, êtes envahis par des rêveries ou que vous vous endormez – ne vous en faites pas.
Le moment de retour après que vous soyez partis, que vous vous êtes perdus dans vos pensées, est en fait le moment le plus important. C’est à ce moment que vous avez l’opportunité de lâcher prise tranquillement. C’est ce que l’un de mes enseignants appelle “renforcer le muscle du lâcher prise”. Vous avez l’opportunité de recommencer. Au lieu de vous blâmer, vous pouvez lâcher prise et recommencer.
Lorsque vous vous sentirez prêts vous pourrez ouvrir ou lever les yeux. Merci.

J’aimerais vous raconter une conversation que j’ai eue il y a quelques années avec un pionnier des droits civiques, à propos de l’amour pour tous les êtres et l’amour de la vie, qui deviennent une et même chose.
Myles Horton était le fondateur de la Highlander Folk School dans le Tennessee, qui fut une sorte de terrain d’entraînement pour les manifestants des droits civiques, et plus tard pour les pionniers du mouvement de sauvegarde de l’environnement.
Je lui ai demandé ce qu’il faisait pour développer sa résilience[1] ou échapper à la pression et au stress de son travail. Il m’a dit, “Je regarde les montagnes. Je m’assois, tout simplement, et je regarde les montagnes.”

Puis nous avons poursuivi sur la méditation sur l’amour bienveillant, qui est une grande part de ce que j’enseigne. Il m’a dit, “Martin Luther King me disait tout le temps, ‘Tu dois aimer tout le monde.’ Et je lui disais, ‘Non, je ne dois pas, je dois seulement aimer les gens qui sont dignes d’être aimés. Et King riait et riait et me disait, ‘Non, tu dois aimer tout le monde.’”

C’est une question difficile. Qu’est-ce que cela pouvait bien dire, d’aimer tout le monde? D’aimer quelqu’un qu’en fait vous n’appréciez pas, contre qui vous allez vous battre et manifester ?

 

Rev. Angel Kyodo Williams: Vous n’avez pas à apprécier qui que ce soit! [Rires]. Les gens me taquinent toujours sur ça. Je n’apprécie pas grand-monde. Mais j’aime tout le monde. Et c’est possible. En fait, c’est précisément ce qui permet de relier la vie spirituelle et la vie d’activiste.

Quand j’ai débuté la pratique du Bouddhisme, je pensais que lorsque les gens parviendraient au point culminant de leur pratique, ils verraient le besoin de répondre aux problèmes du monde. Est-ce que ce n’est pas ce qui se passerait quand on arriverait « là-bas », où que soit ce « là-bas » ?

Mais ça n’a pas été mon expérience, alors je me suis concentrée sur les activistes. Ils essayaient de changer le monde, et j’ai pensé que si je pouvais les aider avec la méditation et des pratiques de pleine conscience, alors ils pourraient le faire plus efficacement.

Ce que j’ai vu, évidemment, c’est qu’ils n’aimaient pas grand monde. [Rires]. Alors l’amour est ce sur quoi je me suis concentrée, parce que, dans le travail pour la justice sociale, la seule option est d’aimer tout le monde. Autrement, il n’y a pas de voie vers un réel changement. Que nous nous orientions vers la communauté spirituelle ou la communauté activiste, ce dont nous avons besoin est l’association d’un esprit qui veut changer le monde avec un esprit qui est calme, lucide, et qui cherche le changement depuis une place aimante plutôt que depuis une place de colère.

C’est important de ne pas rester bloqué dans ses propres opinions. Même si vous pensez que les vôtres sont la bonne option, il y a toujours quelqu’un d’autre qui a une autre façon de voir les choses. Alors vous vous retrouvez dans un conflit irréconciliable, et vous ne pouvez le résoudre, je pense, que par l’amour.

King et Gandhi avaient compris que chacun détient un aspect de la vérité. Donc quand vous poursuivez la justice sociale, cela devient très difficile de s’agripper à sa propre idée de la vérité. On penserait que plus vous poursuivez la justice, plus vous savez ce qui est juste. Mais en fait, c’est l’opposé.

Bonheur et malheur, vrai et faux, aimer ou non – ce sont les paradoxes qui existent pour chacun de nous qui sommes en suspens entre notre vie intérieure et notre vie dans le monde. Nous pensons que c’est soit l’un soit l’autre: soit nous apprécions et sommes d’accord avec les gens, soit nous sommes contre eux et nous devons les haïr. La question qui se pose est la suivante : comment exister dans cet espace qui contient ces dualités en même temps?

 

Sharon Salzberg: Merci, c’était très beau. Le bonheur est une autre sorte de ressource intérieure pour les personnes qui recherchent le changement social et politique. Je ne vois pas comment nous pouvons continuer à donner quand nous nous sentons épuisés et fatigués, quand la générosité essaie de naître à partir de rien.

Le sens de plénitude que nous tirons de notre propre bonheur est un cadeau, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres. Certains pensent que le bonheur consiste simplement à éviter le conflit et à rechercher le plaisir. Ils se sentent coupables d’être heureux car il y a tant de personnes qui souffrent. Et les gens souffrent, et c’est terrible. Pourtant c’est si dur d’aider vraiment les autres sur le long terme sans avoir en soi cette ressource de bonheur.

 

Rev. Angel Kyodo Williams: Avec le bonheur, la joie est l’une des demeures fondamentales[2]. Le manque de joie est souvent là où nous rencontrons des difficultés en tant qu’activistes. De l’autre côté, certains d’entre nous qui effectuons une pratique contemplative ont tendance à éviter le conflit. Ils se disent : « si nous respectons la parole juste, que Dieu nous garde de parler de racisme, parce que c’est compliqué ! »

Les activistes parlent beaucoup de lutte, je leur dis qu’ils feraient mieux de sortir ce mot de leur vocabulaire. Je leur demande, “Est-ce que vous laisseriez les gens qui vous sont chers s’éreinter comme vous le faites?” Et ils disent, “Non, bien sûr, ce n’est pas ce pour quoi nous travaillons.”
Si ce que nous pratiquons maintenant est de nous éreinter pour obtenir justice, à quel moment pratiquerons-nous quelque chose de différent? Parce que, quoi que ce soit que nous pratiquons maintenant, c’est ce que nous pratiquerons dans le futur.

 

Sharon Salzberg: Je pense qu’une des choses que la communauté des méditants peut apprendre de la communauté des activistes, c’est la pensée systémique. La méditation produit, par elle-même, une sorte de bonté du coeur et la compassion, mais je pense que ce n’est pas dirigé vers le système politique et social.

C’est comme la personne dans la rue qui vous demande un dollar. La pratique de la méditation peut vous aider à la regarder dans les yeux et la voir comme un être humain souffrant, ce qui est déjà une chose énorme. Mais cela ne vous conduit pas forcément à vous demander, “Quelle est la politique du logement dans cette ville?”

Il faut regarder plus en profondeur: quelles sont les causes sociales et les conditions qui font que des personnes se retrouvent sans-abri? J’ai appris ce genre de réflexion de gens comme toi, Angel. Je ne pense pas que cela serait venu de ma propre pratique de la méditation. Ça demande un autre genre d’éducation.

 

Rev. Angel Kyodo Williams: La plupart des gens derrière l’activisme structurel sont là, au moins au départ, en raison de leur propre expérience – soit par nécessité personnelle ou de par leurs relations avec des personnes opprimées. C’est un défi car la méditation et la pleine conscience ont principalement pris racine dans une communauté privilégiée de Blancs d’âge moyen.
Cette question m’obsède: comment changer cela? Comment ne pas laisser notre propre situation déterminer ce sur quoi notre pratique se focalise?

Si nous restons dans le cadre de notre situation privilégiée, alors nous dirigeons uniquement notre compassion vers ce qui est personnel et interpersonnel. Rarement, nous focalisons-nous sur des problèmes systémiques, car nous n’avons pas le besoin personnel de le faire. Les gens ne s’attaquent pas aux injustices raciales ou à la suprématie blanche car cela ne les affecte pas directement.

Nous devons résoudre cela. Nous ne pouvons pas laisser un outil aussi puissant que la méditation être restreint par nos circonstances personnelles. Nous ne sommes pas assez nombreux pour faire progresser ce pays vers une meilleure justice sociale si ce qui motive les gens est l’existence ou non d’une souffrance personnelle.

Je pense qu’il y a quelque chose dans notre modèle social qui contribue à cela. Il y a quelque chose dans la façon dont nous pratiquons le Bouddhisme qui paraît nous isoler davantage. Même cette pratique qui concerne supposément notre rapport au monde et aux gens autour de nous devient hyper individualiste. Il est temps que nous changions cela.

C’est aussi valable pour les activistes. Ils disent, “Oh, je n’ai ni le temps ni l’argent, ni l’énergie pour des pratiques contemplatives.” Ils voient uniquement les situations qui les concernent. Et du côté des privilégiés, les gens disent, “Oh, je ne suis pas concerné par les problèmes d’éducation, d’accès à l’eau, et de racisme systémique.”

De quoi parle la justice sociale? De quoi parle la pratique contemplative? Qu’est-ce qui les relie ou qui les connecte, de sorte que nous ne voyions pas uniquement les circonstances qui nous concernent pour nous motiver ? Comment aborder ces choses différemment, afin que l’amour de tous soit ce qui nous motive ?

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Question: Rev. Angel, j’ai bien aimé ce que vous avez dit sur le fait de ne pas nécessairement apprécier les gens. Pour moi, il y a de l’aversion liée à cela, et je ne sais pas comment pour vous, l’amour entre en jeu. Je suis bouleversée par la violence contre les femmes ou les enfants, surtout les petites filles vendues en mariage très jeunes. Je ressens fondamentalement de la haine pour les personnes qui font cela, et je ne sais pas comment ressentir de l’équanimité.

Rev. Angel Kyodo Williams: Je pense qu’il est crucial de voir la différence entre l’aversion contre l’injustice et ne pas aimer la personne. Mon expérience montre qu’en fait, c’est lié à la relation que nous avons avec nous-mêmes. Pour aller vers l’amour de chacun, il faut nous aimer nous-mêmes, et nous aimer entièrement.

Nous devons chercher ce qui n’est pas pleinement accepté en nous-mêmes, ce qui a l’air impraticable, intenable, et qui doit être laissé de côté. Je déteste ne rien pouvoir faire contre la violence envers les femmes et les enfants, et ça me fait haïr les auteurs de cette violence. Mais je ne les connais même pas, donc nourrir de la haine contre eux est, je pense, impossible. Ce que je hais, en fait, est de me sentir impuissante.

Pour moi, le comportement des individus est un signe d’échec de la société. Quand je pratique l’assise avec un sens de l’être humain ici et maintenant, je ne ressens pas de haine du tout. Je ressens de la peine pour les circonstances et pour cette société qui permet les injustices. Ils sont tout aussi pris au piège que les personnes qui permettent que cela soit notre modèle social. C’est dur à accepter, et c’est une pratique vraiment très profonde, mais je n’ai rien trouvé d’autre qui soit vrai et praticable.

 

Sharon Salzberg: Je pense que cette vérité se trouve dans l’enseignement du Bouddha. Un jour, le Bouddha dit à un roi, “Vous devriez être juste, vous devriez vous montrer équitable, et vous devriez être généreux.” Mais le roi oublia d’être généreux, et les gens commencèrent à souffrir de famine et puis à voler. Alors le Bouddha dit au roi, “La question n’est pas de commencer à faire des lois contre le vol. La question est de savoir pourquoi les gens sont affamés.”
C’est l’essence de ce discours : regardez plus en profondeur. Regardez les causes et les conditions. Mais ce genre de réflexion est rarement appliqué dans ce pays.

 

Question: J’ai beaucoup réfléchi sur le fait de m’aimer moi-même, mais j’ai l’impression que, pour cela, je dois tout aimer en moi-même. Mais j’ai réalisé lorsque vous parliez que je pouvais juste avoir de la compassion envers moi-même. Je n’ai pas forcément à aimer chaque partie de moi-même. C’est un processus.

Sharon Salzberg: Vous avez raison. Pour moi, c’est en partie le contraste entre la compassion pour soi-même et l’estime de soi.

L’estime de soi, c’est bien. Vous n’avez pas à vous focaliser uniquement sur vos défauts. Ce matin, vous avez peut-être fait quelque chose de stupide, mais vous avez aussi fait des choses super. Laissez-leur un peu la parole aussi.

La compassion envers soi-même entre en jeu quand vous avez raté quelque chose, quand vous avez fait une erreur. Quand j’enseigne la méditation, j’insiste beaucoup sur ce point! Ça ne va pas prendre 9000 inspirations avant que votre esprit ne s’égare. Ça va prendre une ou deux, peut-être cinq inspirations, et puis tout d’un coup vous n’êtes plus là. Et vous vous rendez compte que vous n’étiez plus là. Et c’est là, à ce moment extraordinaire de retour, où vous pouvez vous pardonner et recommencer.

C’est le moment crucial dans la pratique de la méditation. C’est entièrement de la compassion envers soi-même, que vous lui donniez ce nom ou pas. cela se produit, non pas quand nous nous félicitons de quelque chose, mais quand nous nous sommes écartés de là où nous devons être. Comment recommençons-nous ? Ce doit être fait avec douceur. Donc je pense que vous avez raison. Mettez ça dans la colonne “estime de soi”!  [Rires]

 

Question: Rev. Angel, quand vous retournez dans votre communauté, il se peut qu’ils voient le Bouddhisme comme quelque chose pour les gens riches, pas pour eux. Comment gérez vous cela ?

 

Rev. Angel Kyodo Williams: Je ne parle plus de Bouddhisme aux gens. Sans vouloir vous offenser, je me fiche du Bouddhisme. Je ne fais pas de construction nationale autour du Bouddhisme. On en fait beaucoup, de construction nationale. Par héritage, nous sommes coloniaux, et nous restons fixés sur cette chose que nous construisons.

Je veux juste que ça fonctionne. Je veux que les gens se libèrent. Je montre les bases et je laisse les gens trouver leur voie, quelles que soient la lignée, la pratique, la tradition, ou la religion dans laquelle ils veulent se libérer. Du moment que c’est clair pour eux que c’est à propos d’amour et de libération.

 

Question: Vous parliez de la façon dont la compassion et l’amour peuvent transformer la société. Mais on a affaire à des injustices incroyables, alors comment conciliez-vous la patience avec cela?

Sharon Salzberg: Je trouve qu’il y a une patience extraordinaire chez beaucoup de visionnaires. Les personnes qui ont vraiment une vision globale de la vie ont souvent une sorte de patience inlassable. C’est peut-être parce qu’ils sont connectés à quelque chose de plus grand, alors que je peux m’empêtrer dans les aléas du présent.

Équanimité ne veut pas dire indifférence. Je pense qu’en partie, c’est admettre à quel point nous ne savons pas évaluer les choses, parce qu’une part importante du conditionnement de cette société est l’action immédiate. Et puis nous regardons en arrière et nous nous demandons, “Qui aurait pu deviner que ça mènerait à ça?”

Les choses prennent du temps, et il y a beaucoup d’inconnu, mais je ne ressens pas de désespoir. Peut-être que je devrais, mais je pense qu’il y a un mouvement significatif qui est en train de se passer, le commencement de beaucoup de choses. Je ressens même une sorte de bonheur. C’est difficile de prévoir la fin de l’histoire, très difficile, mais nous gagnons beaucoup d’énergie en faisant ce que nous pensons qui doit être fait.

Source Lion’s Roar Novembre 2016 –  Traduction Bouddhisme au féminin

Sharon Salzberg est une enseignante reconnue de méditation et une auteure. Elle a contribué à fonder la Insight Meditation Society à Barre, Massachusetts. Elle est l’auteure de  Faith: Trusting Your Own Deepest Experience.

 

Angel1-96x96Rev. Angel Kyodo Williams Sensei, regarde la société, le changement, l’amour, et la justice à travers la vision du Dharma. Elle y voit la libération. Elle est l’auteure de Being Black: Zen and the Art of Living With Fearlessness and Grace, et co-auteure, avec Lama Rod Owens et Jasmine Syedullah, Ph.D, de Radical Dharma: Talking Race, Love, and Liberation.

[1] sa capacité à préserver un fonctionnement normal

[2]  les 4 Brahma Viharas, demeures divines